Le jeudi 13 novembre 1997


La vie, mon vieux
Pierre Foglia, La Presse

Les gens ne veulent plus mourir. Ils ont entendu dire qu'on allait vivre de plus en plus longtemps et ils ont compris, tout croche, qu'ils vivraient jusqu'à la fin des temps. Quand on les ramène à la réalité de leur condition d'animal périssable et biodégradable, ils prennent ça très " personnel ", comme on dit. Les gens ne veulent plus mourir. Ils exigent des explications. Des justifications. Ils se fâchent. Quand il est question de leur mort, les gens se tournent de moins en moins vers leur médecin, de plus en plus vers leur avocat. Ils poursuivent le marchand de tabac qui a causé leur cancer du poumon. Les brasseries qui ont causé leur cancer du foie. Bientôt le boucher qui leur aura refilé le steak de vache folle.

Les gens poursuivent la mort en cour supérieure.

C'est complètement ridicule.

La mort, c'est la vie ; la vie, c'est la mort ; tout le monde sait ça, c'est vrai pour les chiens, pour les lilas, c'est même vrai pour les étoiles, alors forcément, c'est vrai aussi pour les cyclistes.

Il y en a un ce matin dans le journal, un cycliste qui poursuit la Ville parce qu'il est tombé sur la piste cyclable du boulevard Gouin. Enfin, ce n'est pas lui qui poursuit, c'est sa veuve. Lui, il est mort. Il s'appelait M. Martin.

Parce que je fais aussi du vélo, plusieurs confrères au bureau (je ne sais pas comment ils savent que je fais du vélo, c'est ma vie privée après tout ) plusieurs confrères m'ont mis une copie de la nouvelle de M. Martin dans mon casier.

Sauf que pour moi, ce n'est pas une histoire de vélo. C'est, avant tout, l'histoire d'un type qui a eu un accident. Une racine d'arbre faisait une bosse sur la piste cyclable. Il a buté dedans, il est tombé, il est mort. Sa femme poursuit la racine de l'arbre. Poursuit la Ville. Poursuit la mort. Poursuit la vie. C'est ce que je vous disais en commençant cette chronique, les gens n'acceptent plus de mourir comme avant. Avant, quand t'étais mort, tu fermais ta gueule. Maintenant, les morts sont beaucoup mieux informés de leurs droits et se font entendre longtemps après être ensevelis. Un accident ? Tss, tss, c'était pas un accident. D'ailleurs, les accidents sont abolis, vous ne saviez pas ? On ne meurt plus pour rien. On a aboli aussi le destin. On meurt de quelque chose et, de plus en plus, de quelqu'un. Il n'y a plus de mort naturelle. Il y a toujours négligence criminelle. Comme ces cols bleus de la Ville qui oublient de couper les racines des arbres sur les pistes cyclables. Des assassins.

Un juge a entendu la veuve de M. Martin, lui a donné raison et évalué à 90 466 $ ses dommages, pour ( admirez la justesse de l'expression ) pour perte de compagnonnage. C'est peut-être le plus extraordinaire de cette histoire, la précision dans l'évaluation du compagnon de la veuve : quatre-vingt-dix mille quatre cent soixante-SIX dollars.

Ce matin, je partais chercher La Presse en vélo au village, quand il m'est soudain venu une inquiétude, mon bébé, mon amour, ai-je averti ma fiancée, en l'embrassant peut-être pour la dernière fois, mon amour, mon bébé, ma presque veuve, sait-on jamais ce qui nous attend sur le long chemin de la vie, une racine d'arbre, ou quelques paparazzis, si tu devais te retrouver en perte de compagnonnage avant midi, je ne voudrais pas valoir moins que ce Martin, aussi auras-tu à coeur de réclamer 90 467, un dollar de plus, j'en fais une question de principe.

Et dis-leur bien que je portais un casque, même si c'est pas vrai.

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Le casque, c'est l'autre absurde volet de cette histoire. Après avoir fixé les dommages pour perte de compagnonnage à 90 466 $, le juge Alphonse Barbeau a divisé la somme en deux pour punir la victime, qui ne portait pas de casque. " Le port d'un casque de sécurité est une obligation juridique pour les cyclistes de cet âge-là ", proclame le juge.

M. Martin avait 47 ans. Je ne vois pas ce que cet âge-là a de particulier. M. le juge peut-il préciser à partir de quel âge le casque devient une obligation juridique ? Et surtout, comment une obligation juridique peut-elle se fonder sur l'âge ?

Le casque est obligatoire pour tout le monde ou il ne l'est pour personne. L'âge n'a rien à voir. Quarante-sept ans top shape, monsieur le juge, ça n'a rien à voir avec 112 ans congelé sous le portrait de la reine. Le vélo conserve autrement mieux que la magistrature. Quarante-sept ans top shape, ça veux dire que tu décroches quand les ti-culs relancent en sauvages dans les faux-plats, mais pour le reste, tu roules ton 150 km pas de problème, tu déboules les cols à 70, tu passes sur moult racines d'arbre, et ça va bien, t'es pas mourant, ni rien...

Au fait, cela aurait changé quoi que M. Martin porte un casque ? Il est tombé à pleine face selon le seul témoin.

Quelque part dans le témoignage il est dit aussi que la roue avant de M. Martin s'est décrochée. Ne cherchez pas plus loin. Une roue de vélo, ça ne se décroche jamais. Ça casse ( très rarement ), ça peut plier quand tu frappes des gros trous, mais se décrocher ? Jamais. Sauf, SAUF, si elle est mal fixée. Et elle l'était forcément pour se décrocher. La roue s'est désengagée des pattes de la fourche en passant sur la bosse et le gars s'est planté.

Anyway, monsieur le juge Barbeau, si j'ai bien compris ce que les avocats disent au palais dans votre dos, je perds largement mon temps à vous expliquer la mécanique de la vie et celle du vélo.

Vous avez erré deux fois dans cette affaire, monsieur le juge. Et les deux fois au nom d'une société de prévoyance absolue, au nom de la paralysante sécurité publique qui hante notre très douillette société.

Première erreur, ne pas avoir dit à la veuve, désolé votre mari est mort dans un accident. Personne n'est responsable, nada dédommagement.

La seconde erreur est votre refus de pas assumer totalement là première en coupant la poire et le dédommagement en deux. Vous n'aviez pas à faire la morale au mort sur le port d'un casque qui ne lui aurait servi à rien de toute façon.

Si j'étais des avocats de la Ville, you bet que j'irais en appel de votre jugement. Sur la première erreur évidemment. J'ai écrit souvent dans cette chronique sur l'obsession sécuritaire ( et sanitaire ) et sur l'impossibilité de vivre sans risque.

Souffrez que je me résume: la mort est certaine, pas la vie quand on la passe en prévoyance absolue.