Le samedi 15 novembre 1997


Jogging
Pierre Foglia, La Presse

Une petite ville qui m'est aujourd'hui étrangère, j'ai vécu là pourtant. Mes parents sont enterrés dans le cimetière de cette petite ville.

Je quitte l'hôtel en joggant.

Je cours doucement vers le cimetière par des chemins qui étaient les miens, enfant. Le pont sur la voie ferrée, le cinéma où j'allais le dimanche après-midi, le marchand de rideaux, la cartonnerie, tout est exactement comme dans mon souvenir. Je cours sur des chemins que je connais par coeur, mais le coeur n'y est plus. Les lieux sont les mêmes et sont autres en même temps.

Sont à d'autres, maintenant.

Je cours sur des chemins que je connais par coeur, mais si le coeur s'énerve un peu, c'est seulement que je viens d'attaquer la côte du cimetière.

Mes pas crissent sur le gravier de l'allée centrale. Je lis les noms sur les pierres, Martinelli, Benedetti, Scola, Ricci. Ces noms-là, quand j'étais petit, riaient tard dans la nuit, assis sur le muret de ma cour.

Ma mère est au fond. Je ne m'attarde pas. Je dis " Bonjour maman ". Si je ne dis rien à mon père, c'est qu'elle continue de prendre toute la place comme avant. Je me penche jusqu'à toucher du bout des doigts le christ de bakélite noire sur la pierre tombale, vous savez, comme dans nos jeux d'enfant, comme lorsqu'on avait à aller toucher une borne, un but, un poteau, et revenir en courant.

Je reviens en courant par un autre chemin qui me dépose presque au pied des cheminées de l'usine nucléaire. De là je rejoins le canal. Je connais les berges du canal par coeur, mais le coeur n'y est plus. S'il s'énerve un peu, c'est que j'accélère.

TURIN -

J'ai joggé sur la rive droite du Pô qui est le rendez-vous des pédés, le soir, du côté du pont Isabella. Des jeunes prostitués m'ont lancé des invitations, puis des invectives. Comme je devais repasser par là pour rentrer à l'hôtel, et qu'ils m'interpelleraient à nouveau, je me suis amusé à préparer une réplique en italien. J'étais étonné comme les mots me venaient facilement dans cette langue que je ne pratique jamais. J'allais dire à ces stronzi, ces étrons, de grimper aux arbres comme les singes qu'ils étaient et de s'astiquer ( strofinarsi ) le bout du sexe sur tous les noeuds qui dépassent... J'ai répété ma réplique une vingtaine de fois à voix haute, je la savais par coeur, j'étais fasciné par là facilité avec laquelle je me coulais dans cette langue poétique et sonore, douce et belle. J'étais étonné d'entendre comme elle résonne encore au tréfonds de moi, après si longtemps d'oubli. Ces petits cons allaient me permettre de faire la démonstration que l'homme n'a pas d'autre pays que sa langue maternelle..

Je repasse donc, comme prévu l'un d'eux me lance une niaiserie. Je m'arrête et... et rien ! Pas un mot d'italien ne sort de ma bouche. Le noir total. Étouffé raide. Je finis par crier :

- Allez donc chier, assholes
Je crois que je suis un peu mêlé dans mes pays maternels.

SENS -

Quand on peut parler en joggant, c'est qu'on a la bonne cadence. La chose est connue de tous les joggeurs, n'empêche que parler juste pour voir si on a encore du souffle, cela ne fait pas toujours des grandes conversations.

- Les chaussettes de l'archiduchesse chont chèches...
- Tu crois ?

Sens, que les touristes ignorent parce que trop près de Paris, Sens est la plus jolie ville de France à jogger. Sens est ceinturée d'un magnifique tourde-ville planté de marronniers, bordé d'altières maisons bourgeoises. À Sens j'ai joggé avec une dame qui joggait à l'imparfait du subjonctif, c'est très impressionnant. " Vous avez une bien jolie ville ", l'avais-je complimentée. " Elle était plus belle jadis, me répondit-elle, mais pour qu'elle conservât sa grandeur passée, il eût fallu qu'elle renonçât à ses visées mercantiles "...

- Bonne journée lui lançai-je, la plantant là pour courir au plaisant de l'indicatif.
- Vous z'aussi me lança-t-elle en faisant bien la liaison.

FONTAINEBLEAU -

À Fontainebleau, j'ai joggé la nuit dans les jardins du Château, avec les chauves-souris pour seule compagnie. En revenant au centre-ville, je suis tombé en arrêt devant une affiche annonçant le spectacle de Charlebois à Paris. Ce qu'il y avait de curieux, c'est que cette affiche était scotchée dans la porte d'un rôtisseur. Et sur la même porte, une affiche plus petite annonçait " veau sous mère ", et il y avait une photo du veau. Je vous le jure, le veau ressemblait à Charlebois comme deux gouttes d'eau, et je ne dis pas cela pour être désagréable avec Charlebois ( ni avec le veau ). Quelque chose d'attendrissant plutôt. La même espiègle lueur dans le regard.

TROYES -

Je n'ai pas joggé à Troyes. Je voulais. Mais il a commencé à pleuvoir comme je sortais de l'hôtel de Comtes de Champagne. Arrivé au bout de la rue de la Monnaie, c'était le déluge. J'ai dû m'abriter dans un commerce qui venait d'ouvrir. Les jeunes filles finissaient de nouer leur tablier.
- Monsieur ?
Ma fiancée n'a jamais voulu croire que j'étais entré là par hasard. Ce n'est pourtant qu'après avoir essuyé mes lunettes que je vis ou j'étais : " Du chocolat ! Des brioches ! Une tarte aux poires ! Serais-je dans une pâtisserie ?
- La meilleure de France, monsieur, me renseigna timidement la jeune fille. Je voyais bien qu'elle ne se vantait pas. Elle me tendit un carton doré sur lequel je lus : " Pascal Caffet, meilleur ouvrier de France, champion au monde chocolatier ".
J'entrepris de vérifier tout cela. D'abord une bouchée à la mousse de chocolat amer et banane flambée au rhum. Dieu du ciel ! Je fis suivre d'un biscuit amande punché kirsh et d'un autre biscuit, mais celui-là nappé de crème légère au nougat...
Vous savez qu'il y a des gens qui ne me croient pas quand je leur dis que je jogge par pur plaisir ?

QUÉBEC -

Les plaines d'Abraham, une nuit de la semaine dernière. Le vent est immobile, comme disait Jean-Pierre Roy qui fut un des grand ambassadeurs du baseball au Québec (aucun lien de parenté avec Michel Roy qui a été, lui, ambassadeur en Tunisie ).

Bref, les Plaines. Monte, descend, pas faciles les Plaines. Mais belles. Le fleuve en contre-bas... Monte, descend, je me disais que ce serait encore plus beau sans tous ces canons à la con. Dans mon walkman, un rock heavy. Puis Dr. John. Et soudain Brel. La ville s'endormait et j'en oublie le nom, sur le fleuve en amont un coin de ciel brûlait... et je sais depuis déjà, que l'on meurt de hasard, en allongeant le pas.