Le samedi 22 novembre 1997


Raconte-moi une histoire...
Pierre Foglia, La Presse

Poulin. Stéphane Poulin. Illustrateur de livres pour enfants. Il ressemble comme deux gouttes d'eau à son vélo attaché sur la galerie. Un vélo éperdument romantique avec un guidon rétro de facteur. Un vélo exprès pour faire l'éloge de la lenteur. Stéphane aussi. La jeune trentaine, mais vieux en même temps. Comme si lui et son vélo arrivaient, peinards, popom, popom, de l'époque de Charlot et des radios à galène.

Comme je vous le disais, Stéphane Poulin illustre des livres pour enfants, mais très lentement. Il dit que ça prend beaucoup de temps pour faire ça bien. " Et pourquoi je ne ferais pas ça bien, hein ? Pourquoi je me presserais ? Pour faire plus de dessins ? Pour gagner plus de fric ? Oui mais... " oui mais rien. Sa langue a fourché et au lieu de " plus de fric ", il a dit " plus de flic ". Y'avait plus rien à ajouter. On a ri.

On était dans sa cuisine. C'était lundi dernier. Il m'avait fait un potage aux patates qui manquait de sel. Il partait le lendemain pour Ottawa recevoir le prix du Gouverneur général, 10 000 $. " C'est bien simple, ça va, doubler mon revenu de l'année. " J'étais un peu abasourdi : " Voyons donc, doubler, tu niaises, tu travailles pour des maisons prestigieuses ici et aux États-Unis, t'es dans le catalogue de l'exposition internationale de Bologne, t'es en demande partout, et c'est comme si t'étais sur le BS ?

- Le plaisir en plus. Oublie pas, je fais quelque chose que j'aime. Ça n'a pas de prix.

Ce jour-là, il se demandait comment il allait s'habiller pour aller chercher son prix à Rideau Hall: " Le smoking est obligatoire, je n'en aurai pas, ni de cravate, j'espère que ça ne fera pas d'histoire. J'ai acheté des jeans neufs, noirs, qui n'ont pas l'air trop jeans... "

( Je viens de l'appeler, ils ont été très gentils à Ottawa, pas de remarque désobligeante ni rien. )

Stéphane Poulin travaille ses tableaux à l'huile ( au lieu de l'aquarelle et l'acrylique comme les autres illustrateurs ). Le détail abonde chez Poulin, sans foisonner, sans égarer, sans détourner du sujet, on est dans le paisible et dans l'hyper bien léché. Je ne fais que vous répéter ce qu'on dit dans le milieu. Pour moi, je ne sens rien de tout cela. Je vous l'ai dit, pour le dessin, la photo, les caricatures, la peinture, je suis un Charlot, un poste à galène, Michèle Richard chez Spinoza.

La première fois que je suis allé chez Poulin, je n'ai rien retenu de ses dessins. C'était le mois de mai, il travaillait sur des histoires qu'on raconte dans le temps des Fêtes, en sortant de chez lui je sifflotais Mon beau sapin. Même qu'un pompier de la caserne située sur Mont-Royal près de Fullum m'a souhaité " Joyeux Noël ".

La deuxième fois, c'était lundi passé. Je l'ai trouvé plus grand, plus romantique encore, j'ai trouvé qu'il avait extraordinairement le physique de son emploi : tout imprégné du merveilleux qu'il dessine aux enfants à longueur de journée.

Et j'ai eu peur. De moi. Le merveilleux, c'est pas du tout ma tasse de thé.

- Raconte-moi une histoire, m'a dit Stéphane.

- Une histoire ? T'es sûr ?

Au Salon de l'an dernier, un éditeur de livres pour enfants a imaginé qu'on ferait un bon duo, Poulin et moi. J'ai dit O.K. Tu veux que je te raconte une histoire ? O.K., je vais te raconter une histoire. Cela m'arrive, j'ai parfois cette impudence particulière des gens qui donnent ce qu'ils n'ont pas. Il y a un personnage comme ça, dans un livre de Jacques Brault, une femme rencontrée sur un banc lui dit : " Comment vous faites ? Vous donnez et vous avez pas. "

J'ai pas.

J'ai pas d'histoires pour les enfants. Pas d'histoires de Bambi, pas d'histoires de chats, pas d'histoires de lutins, de fées, de lapins. Rien. Pas de superbes histoires comme en racontent les auteurs de l'École des Loisirs ( ne manquez pas cela au Salon du livre ). Pas d'histoires de Petit zizi, le dernier livre illustré par Stéphane Poulin, une délicieuse et universelle fable d'un petit garçon malheureux d'avoir un trop petit zizi ( Aux éditions Les 400 coups ).

J'ai pas.

J'ai pas d'histoires pour les enfants. J'ai une histoire, rien qu'une, toute petite, et je ne sais pas pour qui elle est, parce que c'est une histoire qui raconte la fin du monde. Est-ce qu'on peut raconter la fin du monde aux enfants ? Je pense que oui. Je pense que c'est mieux que les histoires de Bambi, mais franchement, au vu du moralisme qui nous submerge, je n'imagine pas un éditeur publier ce que je vais te raconter maintenant, Stéphane. Fais ce que tu veux, mais si tu fais un truc, juste une chose, faut que la dernière case soit noire.

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Le titre sera donc : La fin du monde arrivera un 23 décembre.

L'histoire commence au moment où Marie revient de New York enceinte. Elle jurait à Joseph que non, pourtant, elle n'avait baisé avec personne durant tous ces mois queue avait passés là-bas, dans une école de danse. Je te dis non. Avec aucun des joueurs de basket-ball de la ruelle voisine. Ni avec le pianiste du cours de danse. Personne. Crois ce que tu veux, c'est comme ça, c'est tout.

Son ventre distendait sa robe de coton, la retroussait par en avant, découvrant ses genoux d'enfant. Elle passait ses soirées devant la télé. Joseph s'asseyait à ses côtés. Il lui prenait la main et embrassait légèrement chacun de ses doigts.

Marie avait rapporté de New York un nouveau gadget qui faisait fureur chez les femmes enceintes cette année-là, une minuscule caméra-sonde qu'elle s'introduisait en tassant l'entrejambe de sa culotte. Il suffisait ensuite de zapper au canal 44 pour voir apparaître l'enfant sur l'écran de la télé.

Marie ne s'en lassait pas. Dès qu'un bloc d'annonces débutait, elle disait à Joseph : " Allez on regarde ce qu'il fait. " L'enfant ne faisait rien, la tête dans ses mains. Des fois, abîmée dans la contemplation du futur bébé, Marie oubliait de retourner au programme qu'ils écoutaient avant les annonces et Joseph protestait doucement : " Marie, s'il te plaît, tu vas me faire manquer les nouvelles du sport. "

Souvent ils s'assoupissaient et, à leur réveil, trouvaient l'enfant endormi, plein écran. Mais ce soir-là, c'était un 23 décembre, quand ils se sont réveillés, il n'y avait plus d'enfant au 44, plus rien. Il neigeait plein écran.

La fin du monde est survenue quelques jours plus tard.

Oublie pas Stéphane, noire, la dernière image.