Le samedi 29 novembre 1997


La chasse au caribou
Pierre Foglia, La Presse

Ils sont partis d'Iberville en pleine nuit. Douze chasseurs, quatre pick-up. Ils ont roulé d'une traite jusqu'à Amos, puis la 109 qui monte vers Radisson. Ils ont couché au relais 381, et sont repartis à l'aube. Avant Radisson, ils ont piqué vers l'est par la route de terre qui relie les grands barrages. Leur camp était au milieu de nulle part entre La Grande 4 et Caniapiscau.

Un voyage d'hommes. La veille, les femmes s'étaient assurées qu'il y avait assez de chaussettes et de sous-vêtements chauds dans les valises ( respirez par les narines les petites filles, avant que vous les dénonciez, ces petits gestes-là passaient pour de la tendresse, et savez-vous quoi ? C'en était ). Un voyage d'hommes, disais-je. Un voyage d'amis. Le clan reformé au tour d'une passion, et d'un rituel : tuer la bête.

Le plus important dans la chasse au caribou, n'est pas le fusil, ni le caribou, ni le panache. C'est la compagnie. Savoir avec qui on embarque. Jean-Pierre, l'organisateur du voyage, est contremaître dans la construction, il a l'habitude de former des équipes, de choisir des hommes qui vont bien ensemble.

Le plus excitant de la chasse n'est pas quand la bête tombe. Le plus excitant, comme pour n'importe quel autre voyage, c'est le départ. Ils sont partis en pleine nuit d'Iberville. Douze chasseurs, quatre pick-up. Sont arrivés le lendemain au début de l'après-midi : 1 700 km. Ils ont laissé leur barda au camp et sont partis tout de suite à la chasse. " Prenez le temps de choisir vos bêtes ", les avait-on prévenus. Mais ils sont tombés presque tout de suite sur une demi-douzaine de caribous qui cherchaient du lichen sous les épinettes. L'énervement ? Bang, Normand a abattu le sien à la poudre noire. Bang, bang, Denis a doublé à la carabine. Même pas une heure de chasse, déjà trois caribous abattus. Même que pour Denis, la chasse était finie, il avait tué les deux siens.

Ils se sont calmés. Les jours suivants, ils ont regardé passer des centaines de caribous dans la lunette de leur fusil avant de tirer. Ils cherchaient le panache parfait... manque toujours un petit quelque chose à un panache, une palette ou un ergot à la membrure centrale, saviez-vous qu'on note les panaches comme on note les plongeons ou les stepettes des petites gymnastes aux Olympiques, selon une table universelle, et que les notes parfaites sont aussi rares ?

Douze chasseurs. Deux caribous par chasseur. Ça fait 28 caribous, ne me demandez pas de vous expliquer, à la chasse aux caribous, 2x 12 ça fait 28, c'est comme ça, ostinez-moi pas. Ils ont chargé armes et bagages dans un véhicule et réparti les 28 caribous dans les trois autres. Il y avait neuf caribous dans la boîte du pick-up de M. Pelletier quand je suis arrivé chez lui, hier après-midi. Il venait de rentrer.

Les mots m'ont d'abord manqué pour vous décrire la chose ( c'est pour ça la photo ). Tous ces bois dressés, ces sabots aux angles bizarres, ces naseaux ensanglantés, ces yeux ouverts. Les mots m'ont d'abord manqué pour dire l'étrangeté de leur convulsion, mais les mots me reviennent tout à coup : ça a l'air de Picasso et de son Guernica, ça a l'air de la guerre pétrifiée.

Les chasseurs avaient à traverser Montréal pour rentrer à Iberville et Saint-Armand. " En passant dans Montréal, des gens nous ont montré un doigt ", dit M. Pelletier. Il comprend qu'ils ne comprennent pas. Ça n'a pas gaché son plaisir. Il est cultivateur, M. Pelletier. Les animaux il connaît. Des vaches, des cochons, des chevaux, des chiens, des chats, des chevreuils plein sa cour, il leur donne des pommes et du maïs l'hiver quand il fait très froid. Ça ne le dérange pas ce que vous pensez. Ça ne le dérange même pas que vous disiez qu'abattre un caribou, c'est à peu près aussi débile que d'abattre une vache dans un champ. Ceux qui n'y sont jamais allés disent tous ça. C'est un peu vrai d'ailleurs, sauf pour le champ.

Le champ où sont les caribous est grand comme un pays. Au premier plan, il y a des bosquets d'épinettes noires et, plus loin, plus rien. Mais ce rien est tellement infini qu'on pourrait croire que c'est l'océan. Ce n'est pas l'océan. C'est le ciel qui est tombé. À peu près en son milieu, le paysage est barré par la caravane lente de milliers de caribous qui vont d'un pas pesant sur la glace déjà noire. Ils vont sans inquiétude malgré la présence des chasseurs qu'ils ont sentis. À l'arrière, des jeunes mâles se mesurent de la corne. Les bébés de l'année collent au flanc de leur mère. Le troupeau va on ne sait où, toujours en mouvement, toujours à griffer son univers gelé, pour en tirer quelques touffes de lichen.

Le deuxième jour, à la jumelle, très loin, M. Pelletier a vu un loup. Un loup assis sur son cul, gardien hiératique d'un pays géant.

Pouvez dire ce que vous voulez, M. Pelletier ne vous entend pas. Il est encore là-bas, avec le loup.