Le samedi 27 décembre 1997


Comme un saumon, sa rivière
Pierre Foglia, La Presse

Je me suis offert l'Italie comme cadeau de Noël. Non, pas un voyage en Italie. Je me suis offert l'Italie comme territoire de ma mémoire.

Je suis de ces Italiens de naissance qui ont perdu leur nationalité italienne par naturalisation française d'abord, puis canadienne.

La loi italienne, qui ne permettait pas la double et encore moins la triple nationalité (comme le permettent la loi canadienne et la loi française, par exemple ) la loi italienne a été modifiée pour que des millions d'expatriés à travers le monde - il y a deux fois plus d'Italiens hors d'Italie qu'en Italie - puissent riacquistare la cittadinanza italiana.

On avait jusqu'au 30 décembre.

L'autre matin, donc, la queue des paesani débordait de la cour du consulat, jusque sur le trottoir de la rue Drummond. Il faisait moins douze, le vent gelait les os, on ne se sentait plus les pieds... J'ai lancé comme ça, pour rire un peu : " Êtes-vous bien certains qu'on attend ici pour devenir Italiens ? Ne serait-ce pas plutôt pour devenir Lapons ou Inuits, ou quelque autre race ridicule en forme de glaçon ? "

Parlant de ridicule, quand j'avais 12 ans et que je vivais en France, il n'y avait rien que je trouvais plus ridicule que d'être italien. Rien de plus ridicule que l'épouvantable accent italien de ma mère. J'étais terrorisé à l'idée que l'instituteur la convoquât et que toute l'école l'entendît, la vît et se moquât de sa robe noire. Bref, mes parents m'ont fait un grand bonheur en me faisant naturaliser Français vers l'âge de 12 ans " pour que je ne sois pas un immigrant comme eux toute ma vie ", disaient-ils. Je regrettais seulement que la France fût si près de l'Italie. J'eusse préféré être allemand. Je rêvais d'être Curt Jurgens, cet acteur allemand qu'on voyait beaucoup dans les séries B françaises, grand, blond et imperturbable. Curt qui ne parlait pas avec ses mains, non madame, pas comme mon père dont les mains étaient toujours à voltiger autour de sa tête, comme des papillons.

S'il y a des filles et fils d'immigrants qui me lisent en ce moment, je suis sûr qu'ils reconnaîtront le goût de cendre de ces petites hontes, de ces petites trahisons, de ces reniements d'enfants d'immigrants. Ces choses-là n'ont pas pu changer. Il y a en ce moment à Montréal des milliers de jeunes Haïtiens, de jeunes Latinos, Cambodgiens, Vietnamiens, Russes qui ne voudraient rien tant que de n'être pas haïtiens, latinos, cambodgiens, vietnamiens, russes...

Je pensais à eux. Je pensais comme il leur serait difficile de comprendre ce que je faisais à la porte du consulat italien ce matin là.

- Mais alors, me dit la dame qui piétinait devant moi, mais alors, si vous êtes déjà français, vous pouvez avoir un passeport de la Communauté européenne, qu'avez-vous besoin d'être italien, en plus ?

Ni en plus, ni en moins. Je n'étais pas venu par nécessité. Ou utilité. Si j'avais une raison, elle ne pouvait être, instinctive, que la raison du saumon qui remonte sa rivière après tant d'années en haute mer.

Trois heures qu'on attendait dans le froid, seuls les esprits s'échauffaient. " C'est inhumain, ils pourraient nous ouvrir les portes, il doit y avoir un tas de bureaux vides là-dedans... " Et une autre voix : " Vous voulez devenir Italiens ? Alors fermez vos gueules. C'est ça, l'Italie ! La paperasserie ! "

- La paperasserie et la corruption ! lança un troisième mécontent.

La colère grondait à la porte du consulat. De temps en temps, un employé consulaire faisait entrer quelques personnes, nous avancions d'un pas ou deux. La rumeur se répandit que les Italiens nés au Canada devraient revenir une autre fois, on servait en priorité ceux nés en Italie ou à l'étranger. Il y eut des remous, des cris, des coups dans la porte et cette insulte sortie de nulle part, avec un fort accent québécois, qui déclencha des rires :

- Vous êtes rien qu'une bande de " mange-Italiens ! "

- Alors M. Foglia, m'a glissé à l'oreille un habitué du café Italia, vous voulez vraiment redevenir Italien comme ces paesani arriérés toujours en train de gueuler pour rien ?

Je voulais.

De toute façon, que ça me plaise ou non, j'appartiens à cette race de paesani. J'appartiens à ce paese rural, arriéré c'est vrai, ce lieu mythique de misère, ce lieu de mémoire qui ne correspond absolument plus à la réalité de l'Italie moderne. Mon Italie à moi, figée dans l'éloignement et le souvenir cultivé par mes tantes et mes soeurs ( toutes émigrées ), cette Italie-là n'existe plus, si elle a jamais existé. Mais je n'y peux rien, c'est mon Italie à moi, même si elle n'existe pas.

À l'intérieur du consulat, la parfaite courtoisie du personnel intimidait le petit peuple qui ne récriminait plus, c'est à peine s'il soupirait : " Comme c'est long tout ça. " La vérité, c'est que nous étions des retardataires, il n'en tenait qu'à nous de venir plus tôt, cet été par exemple, quand il n'y avait personne.

Après avoir vérifié mes documenti, l'agente consulaire me déclara solennellement que j'avais recouvré la cittadinanza italiana. " Signez ici ". me dit-elle. Je signai.

- Demain, vous serez officiellement italien.

- Pourquoi demain ?

- Parce qu'il est passé midi.

Sachez-le. On ne peut redevenir Italien que le matin des jours ouvrables, entre 9h et 11h55. Que ceux qui ne s'en satisfont point se fassent Bulgares ou Lapons ou Polonais.

Donc, comme je vous disais, je me suis offert l'Italie comme cadeau de Noël. L'Italie comme territoire. On remarquera que je ne dis pas comme " patrie ", c'est un mot qui joue trop fort du tambour. On remarqua aussi que je ne me suis pas offert Rome, ni Florence, ni le bleu vénitien des toiles de Giorgione, ni Padoue et son saint Antoine, ni aucune autre de ces bêtises pour le dépaysement des touristes.

Je me suis offert un territoire intime, mien depuis toujours.

En vérité, je ne me suis rien offert du tout. Comme le saumon, j'ai remonté ma rivière, c'est tout.

C'est le voyage que je vous souhaite pour un de ces jours.