Le mardi 13 janvier 1998


Charité mal ordonnée (verglas)
Pierre Foglia, La Presse

Louis-Marie Aubin et sa femme Manon, de Saint-Félix-de-Valois, ( un village au nord de Joliette ), n'ont pas manqué d'électricité une seule seconde. Manon est infirmière, en congé de maternité de son quatrième enfant. Louis-Marie fabrique des matelas ( il se sent très utile par les temps qui courent ).

Ils habitent un bungalow confortable à la sortie du village de Saint-Félix, cinq chambres à coucher, sous-sol fini, deux salles de bain...

Vous me voyez venir ?

Ce n'était pourtant pas écrit dans le ciel que Manon et Louis-Marie se précipiteraient pour soulager la misère du monde... " Je n'ai jamais donné à un téléthon, jamais acheté une tablette de chocolat, ce n'est pas du tout mon style ", dit Manon avec l'air de quelqu'un qui assume parfaitement son refus d'embarquer dans le trip planétaire de la charité cabotine.

- Ce n'est pas mon style, mais en écoutant Pierre Bruneau l'autre matin à Télé-Métropole, j'ai décidé d'aller chercher des gens à Saint-Jean pour les héberger. Je pensais à une famille avec des enfants. Jusqu'à quatre enfants. Ce n'était pas l'espace, ni les matelas qui manqueraient !

Sont partis de Saint-Félix vers midi après avoir mené leurs propres enfants chez les beaux-parents. Je vous donne tout de suite la fin de l'histoire : sont revenus assez tard, vers neuf heures du soir, sans famille à héberger, sans enfants. Sans personne.

- Les gens ne veulent pas aller chez des étrangers, constate Manon, pas vraiment surprise.

J'ai rencontré Manon et Louis-Marie au moment où ils arrivaient au centre d'accueil de l'ex-Collège militaire de Saint-jean-sur-Richelieu. Je venais de faire le tour des dortoirs du pavillon Dextraze. Huit cents personnes plongées dans l'ennui d'une froide après-midi grisouilleuse (la génératrice venait de tomber en panne). Des familles entières couchées sur le dur du plancher, faute de matelas. Flottait dans l'air une résignation de camps de réfugiés qui n'attendent plus rien. La grande différence avec les premiers jours, ce sont les enfants. Ils sont éteints comme le reste. Contaminés par le stress des parents. Les plus jeunes pleurnichent, font des cauchemars. À l'infirmerie du centre, les deux médecins volontaires soignent la fatigue et l'anxiété avec les moyens du bord. Venait de se présenter une fille en larmes et enceinte, un bébé d'un an et demi dans les bras ; son chum est en prison à Montréal. " Comment on soigne ça ? " se demandait tout haut le docteur Dumouchel. La veille, une autre jeune femme a disparu, abandonnant son enfant de trois ans au centre. On a fini par la retrouver en ville, éperdue d'angoisse.

Et il y a, bien sûr, tous les bobos ordinaires. Ceux des enfants surtout qui prennent soudain une gravité qu'ils n'auraient pas en temps ordinaire. Une gastro tiens, très embêtant dans un centre d'accueil sans eau chaude... C'est ce qu'avait le petit Danick, une gastro. Roulé dans une couverture près de sa grand-mère et sa maman et son petit frère Guillaume, tous les quatre couchés à la dure sur le plancher du dortoir. Je les avais salués en arrivant. Je suis retourné les voir quand j'ai su que Louis-Marie et Manon cherchaient à accueillir une famille avec des enfants ; J'étais content de leur annoncer :

- Une grande maison à la campagne, la dame est infirmière...

La maman de Danick n'a pas pris deux secondes pour y penser :

- Non, non. On n'ira pas chez des étrangers qu'on ne connaît pas (sic)...

C'était sans appel. J'ai presque envie de dire que c'était " culturel ". C'est incroyable comme les gens de ce pays aiment à s'agglutiner sur les mêmes plages, dans les mêmes campings, les mêmes destinations vacances, mais répugnent en même temps à dormir chez leur voisin, à utiliser leurs toilettes, à manger dans leur vaisselle...,il y a là un mystère qu'il faudra que vous m'expliquiez un jour, c'est une des deux ou trois petites bizarreries de ce pays que je n'ai toujours pas comprises après 36 ans de Québec.

Jointe à Saint-Félix, Manon comprenait mieux que moi. Du moins n'était-elle pas si étonnée. " Les gens ont été dérangés une première fois, ils ne veulent pas d'un autre grand changement. Ils n'attendent que de retourner chez eux. Il y a aussi que, repartir, ce serait admettre, qu'il y en a encore pour longtemps... "

Ce que Manon comprend moins, comme sans doute des centaines d'autres volontaires revenus " bredouilles " de leur expédition dans les centre d'accueil, ce que ces gens-là ne comprennent pas ce matin, c'est l'insistance que met le premier ministre, avec ses SOS hébergement, à recruter des familles d'accueil.

Ce n'est pas l'hébergement qui manque, ce sont les pensionnaires !

Petite coquetterie de pays riche ? On semble plus à l'aise dans ce pays à faire la charité qu'à la recevoir.

INCONVENANCES -

Premier fou rire de lA crise. Je viens d'appeler mon ami Bob Duguay à Saint-Sulpice qui n'a manqué de rien, ni chaleur, ni électricité, ni téléphone, ni demi-finales du Super Bowl...

- Ça va, Bob ? Pas trop de misère ? Tu me le dis si t'as besoin de quelque chose, de la crème à'glace, des frites; je mets mes bottes, je cours te les porter dans la minute, et toi t'appelles CKAC pour que toute la province sache que je suis fin...

- Niaise pas : je me suis fait mal au dos en pelletant, je peux pas bouger.

- Hon ! Pauvre ti Bob !

- Demain je vais me faire arracher trois dents, et j'ai des otites, une dans chaque oreille, je te jure, c'est pas une joke...

- Fais pas chier avec tes otites : la province est en train de crever la gueule ouverte, t'as pas le droit d'avoir des otites...

- C'est bien ça le pire, je n'ai pas le droit de me plaindre.

Ce n'est pas la moindre curiosité des temps bizarres que nous vivons : il est parfaitement inconvenant, au Québec, en ce moment, de souffrir d'autre chose que de verglas. J'ai un voisin comme ça. M. Bégin. Il est mort dimanche.

- M. Bégin est mort, fiancée.

- De froid ?

- Je ne pense pas, il est mort en Floride.

- Ah.

(Son " ah " sonnait comme un " bof " )

Ben pas moi, Bob. Je veux que tu saches que je serais très fier d'avoir un ami mort d'une otite pendant la tempête de verglas. Ça me ferait une sacrée bonne chronique.

Allez, je t'embrasse. Pour la dernière fois peut-être ?