Le jeudi 15 janvier 1998


La petite misère sous la glace (verglas)
Pierre Foglia, La Presse

On m'avait dit tu vas voir, c'est pas drôle ce qui se passe à Lacolle. Effectivement. Je n'ai vu personne sauter de joie. Mais sont super bien organisés, par contre. Manquent de rien, sauf d'électricité évidemment. Quelque 350 repas chauds sont servis chaque jour au centre culturel où sont hébergés un peu moins d'une centaine de personnes. La fabrique de tapis Collins and Aikman en héberge 35 autres... Vont survivre, je crois biens, à Lacolle.

Infiniment plus triste, et même un peu désespérant, à dix kilomètres à l'est de Lacolle, dans la rase campagne qui sépare le lac Champlain du Richelieu, le petit village de Clarenceville. Très pauvre, Clarenceville. Si pauvre que voilà quelque temps, on a démoli l'église faute d'argent pour la réparer, c'était même passé à la télé.

" On est dans un village complètement décrissé, m'a dit Francine qui travaille à la cuisine du refuge. S'cusez. Ce n'est pas mon langage d'habitude, mais je ne vois pas d'autre mot : décrissé. "

Monique Bilodeau habite rue Mac's Drive, au bord du lac : " Deux pieds d'eau dans ma cave. Mon sous-sol fini : fini ! En plus du reste bien sûr, on n'a même pas le téléphone, ici... "

On pleure beaucoup à Clarenceville ces jours-ci. Comme ça en pleine conversation, les gens partent à pleurer. Pour rien. La fatigue. L'idée qu'il y en a encore pour au moins deux semaines. Et peut-être aussi toute cette misère, durcie comme ciment, sous la glace.

" Je vais faire un tour chez nous l'autre matin, raconte un des sinistrés du refuge municipal, je trouve mon serin mort, les pattes en l'air. Pouvez pas savoir comme c'est triste un petit oiseau gelé dans sa cage. "

On distribuait du bois hier à Clarenceville, pour la première fois. Une demi-corde par famille, tout juste de quoi ne pas mourir de froid. " J'ai du bois, maintenant, disait André Boivin, mais je n'ai pas un sou. J'attends mon chèque de chômage. "

Comme je partais, un camion de nourriture venait d'arriver de Lacolle où m'avait dit que ce n'était pas drôle. C'est vrai. Mais on y est assez bien organisé pour faire la charité à Clarenceville.

Au centre d'hébergement de ce village privé d'eau, cette petite annonce sur la porte : " Douches, 5$, au Relais 4 saisons. "

Ouvert juste avant les Fêtes, le Relais 4 saisons offre des chambres à 40 $, des doigts de poulet à 7,95 $ et des douches chaudes à cinq dollars.

- Ça me coûte 220 $ d'essence par jour pour faire tourner la génératrice, alors 5 $ pour une douche chaude, je trouve ça raisonnable, m'a dit le propriétaire.

Non monsieur. Ce n'est pas raisonnable. Pas dans ce coin de misère. Pas en ce moment. Un peu méchamment j'ai dit : " Vos arbres ont mangé une sacrée claque ! Votre marina va manquer d'ombre cet été !... "

- Ça? C'est rien du tout. Une bénédiction. Fallait les émonder de toute façon. J'ai appelé le gars qui devait le faire, j'y ai dit viens voir, le petit Jésus a fait ta job, pour rien! Vous ferez bien comme vous voudrez, moi je n'irais jamais me laver chez ce monsieur-là. Je craindrais de me salir.

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UNE MERVEILLE -

Avec le chemin de la Grande ligne du côté de Saint-Alexandre, la route 202 jusqu'au Richelieu, de Venise-en-Québec à Lacolle en passant par Clarenceville et Noyan sont les paysages les plus mutilés que j'ai vus depuis le début de la tempête de verglas.

L'armée s'affairait hier à couper les poteaux cassés, à en dégager les fils qui traînent dans les champs et parfois, encore, sur la route. Il y a aussi toutes ces branchés à ramasser sous les arbres étêtés, Dieu qu'on est encore loin de la lumière...

Elle est là pourtant la lumière. Au mail Lacolle, juste passé le pont sur le Richelieu. Une enclave miraculée. Une épicerie, une banque, une quincaillerie, une brasserie, un comptoir de la SAQ, un coiffeur, une buanderie... Imaginez ! Une buanderie dans ce désert sans eau. Imaginez ! Un coiffeur qui lave et sèche les cheveux. Vous avec une fiancée à la maison ? Combien de fois depuis que vous n'avez pas d'eau jours vous a-t-elle dit : " Je ne sais pas ce que je donnerais pour me laver les cheveux ? "

Imaginez encore, une banque dont le guichet automatique fonctionne, une banque qui encaisse les chèques de 70 $ du gouvernement...

Le mail Lacolle n'a pas manqué d'électricité une seule seconde depuis le début de la tempête, alors qu'à des kilomètres alentour, poteaux et fils électriques s'abattaient dans les champs et dans les rues.

" Suivez-moi, je vais vous montrer la chose qui a rendu cela possible..." Henri Dauphinais, le maître foncier des lieux, m'a guidé jusqu'à une génératrice grosse comme une locomotive. Une merveille. Que dis-je ? La merveille des merveilles.

Il y a une semaine je ne faisais pas la différence entre un toaster et une génératrice. Après neuf jours sans électricité, je bave quand j'en vois une, même une toute petite, comme celle de mon voisin, 4 500 watts, alors que celle-ci ! Devinez combien ? 375 000 watts ! Oui madame, 375 000 ! Une Kholer. C'est allemand. Les Allemands, quel peuple formidable. Elle bouffe 20 gallons de diesel à l'heure. Et bien sûr elle fait du bruit. Mais un joli bruit. Cent Mercedes qui démarreraient en même temps. Monsieur Kholer ? M'en mettriez-vous deux de côté, S'il vous plaît ? Merci bien.

Bien sûr, on faisait la queue à la buanderie. La coiffeuse, débordée ne prenait plus de rendez-vous pour les trois prochains jours et les 20 machines à sous de la brasserie étaient toutes occupées.

Et vous savez quoi ? Quand je suis sorti du mail Lacolle, les portes coulissantes se sont ouvertes automatiquement devant moi. Et refermées de même.

N'est-ce pas tout à fait extraordinaire ?