Le mardi 27 janvier 1998


Lecture d'annexion
Pierre Foglia, La Presse

Il m'arrive parfois d'acheter un livre tout seul, comme un grand, je veux dire que cinq minutes avant d'entrer dans la librairie je ne savais pas que ce livre-là existait, je ne connaissais pas son auteur, n'avais lu aucune critique... le plus souvent c'est un voyage décevant et somnambule, comme d'aller pisser la nuit dans une maison qu'on ne connaît pas, on se cogne aux meubles, on cherche les poignées..

Pourtant on recommence parce qu'une fois tous les mille ans il arrive le truc le plus le fun, le plus fou qui puisse arriver à un lecteur : il arrive un livre qui, pour quelques jours, ne va exister que pour et par lui. Julien Gracq appelait ça " des lectures d'annexion ". Le lecteur devient l'auteur, l'éditeur, il devient même jaloux, s'il en avait les moyens il achèterait tous les exemplaires et les garderait pour lui.

Cela m'est arrivé cet automne avec un petit livre que j'ai réussi à vous cacher trois mois : Les papas et les mamans. Je vous dis tout de suite qu'il y a un bémol : je l'ai fait lire à quelques amis et les filles n'aiment pas du tout. Les gars beaucoup, mais les filles pas du tout. Je ne sais pas pourquoi. En tout cas ce n'est pas un livre à lire pour " l'histoire ". C'est un ton. Un regard. C'est écrit autrement, mais sans faire exprès d'écrire autrement. Tiens, c'est écrit comme Philippe Djian avant que Philippe Djian écrive comme Philippe Djian. Ou comme Daniel Pennac avant que Pennac écrive comme Pennac, c'est-à-dire les quinze premières pages de son premier roman.

Les papas et les mamans donc, aux éditions de l'Olivier, l'auteur signe d'un pseudonyme, Diastème. Je gagerais qu'il a beaucoup lu Sam Sheppard, et le Barry Gifford de Sailor et Lula. Et d'après moi, mais je peux me tromper, il a très peu lu Paul Claudel.

En tout cas c'est un livre qui donne envie d'écrire, ce qui est quand même un peu suspect. Méfiez-vous.

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CANULAR -

Ainsi donc les éditeurs du Québec n'ont pas reconnu Les Chambres de bois d'Anne Hébert après qu'on en eut changé le titre et le nom des personnages. Sept maisons d'édition ont refusé le faux-vrai manuscrit, dont les deux plus " prestigieuses ", Boréal et Leméac...

Entre vous et moi, je viens de vérifier, la chose n'a ni ému ni embarrassé les éditeurs, sauf Boréal qui porte le bonnet d'âne pour tout le monde, puisque Anne Hébert est de la maison.

Le canular nous aura surtout appris que ce roman poétique, écrit il y a 40 ans, ne serait pas republié aujourd'hui pour des raisons qui ne sont pas toutes mauvaises. Ce serait aussi le cas, je crois, pour bien d'autres romans et bien d'autres auteurs, même les plus indiscutables, Ferron ou Aquin par exemple, je serais très curieux de voir le sort qu'on réserverait, par exemple, à un livre culte comme Prochain Épisode, après en avoir évidemment changé les premiers mots Cuba coule à flots...

Anyway. Ce genre de canular a surtout le mérite ( ? ) de consoler les nuls, les tarés du dictionnaire des synonymes et les radieux de la pouaisie qui se sont fait renvoyer leur manuscrit, ils se disent que les éditeurs sont passés à côté de leur génie comme ils sont passés à côté de Anne Hébert.

Il faudra maintenant trouver un canular, à l'envers de celui-là, qui montrerait la réalité vraie de l'édition québécoise. Cette réalité n'est pas que les éditeurs ne savent pas reconnaître un chef-d'oeuvre quand ils en lisent un, mais que faute de chefs-d'oeuvre et même d'oeuvres tout court, ils publient absolument n'importe quoi.

Vous voulez des titres ?

Parlant de Anne Hébert rappelons que ses deux derniers livres sont écrits comme d'habitude avec autant de silences que de mots, les premiers comme des petits glaçons que font fondre les seconds. Minuscules merveilles, qu'il s'agisse, du court roman Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais ( Seuil, 95 ) ou des Poèmes pour la main gauche ( Boréal, 97 ).

À sortir en mars chez Boréal Est-ce que je te dérange ?

Pas une seconde madame Chose, pas une seconde.

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CLIMATS -

Sam Shepard est ce que j'appelle un auteur " de paysages ". Il ne raconte rien. Il montre un paysage. Souvent un désert. Souvent le Texas ( c'est lui qui a écrit le scénario de Paris-Texas ). Il montre une route qui va à Santa Fe, une haie d'eucalyptus, des pâturages à l'infini, ou le désert. Chez Sam Shepard les paysages prennent toute la place et pourtant, en nombre de mots, ils sont à peine évoqués, on s'est garés sur un parking près du Jupiter Motel, un patio en stuc, une fontaine morte au centre et pas un client..

Pensez à son chum Ry Cooder. C'est pas de la musique, ce sont des climats. Shepard c'est pareil. C'est pas de la littérature. Ce sont des paysages avec des gens dedans, qui font des choses toutes petites, juste assez pour ne pas mourir. Comme bien des écrivains aujourd'hui Shepard fait des livres avec rien. Mais lui ça donne quelque chose, je ne sais pas comment il s'y prend. Je ne sais pas pourquoi j'aime Shepard. Peut-être parce que le premier livre que j'ai lu de lui, je l'ai trouvé sur la banquette d'un train en allant à Toronto et que je l'ai toujours considéré comme le plus grand écrivain du monde pour banquette de train. Mais peut-être que j'aime aussi qu'il ait lu les mêmes livres que moi quand il était petit ( La Faim de Knut Hamsun, le Voyage de Céline )

Sam Shepard, Balades au paradis ( Robert Laffont )

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LES PETITS BEURS -

Est-ce que j'arrive trop tard pour vous mettre en garde contre Chimo l'auteur de Lila dit ça, et de J'ai peur, faux journaux intimes, et probablement faux arabe derrière le pseudonyme ? Ces deux petites putasseries semblent avoir été écrites par un nègre plutôt que par un arabe, nègre au sens de mercenaire, payé pour dynamiter, avec ses fausses petites bombes, la morosité qui prévaut dans l'édition française. Tenez-vous loin, ce sont des bombes puantes.

Vivre me tue de Paul Smaïl, faux nom aussi mais vrai maghrébin celui-là, est encore une histoire de beur (un beur est un maghrébin de la deuxième génération né en France ), une histoire qui a marché très fort en France. Moi pas tellement. Vivre me tue et lire aussi, des fois.

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ZEN -

Non, je ne vais pas à Nagano. Deux raisons à cela. La première le curling. La seconde le Japon. Mais si vous êtes plus zen que moi, je vous signale un Abécédaire du Japon ( Takashi - Éditions Philippe Picquier ), très bien fait, qui vous distraira du tapinage artistique et des clichés olympiens, allez, je vous embrasse...