Le samedi 28 février 1998


La quincaillerie
Pierre Foglia, La Presse

Je me souviens d'une grappe de raisin sculptée dans le manche d'une râpe à bois que notre voisin nommait un "carrelet". Il avait son atelier au bout de notre jardin, j'allais souvent le voir travailler. " Me passerais-tu le carrelet ? " Comme j'hésitais il reprenait : " Passe-moi la grappe de raisin ". Je me souviens de ses Outils quand il les alignait sur l'établi, dans un ordonnancement de grandes manoeuvres militaires. Parfois il m'en tendait un et guidait ma main avec la sienne. Je garde le souvenir de sa paume calleuse. J'avais parlé de lui dans un devoir à l'école, j'avais dessiné la grappe de raisin, et j'avais dit que les outils du père Martinelli étaient magiques. Ça l'avait ému et il avait épinglé ma copie au-dessus de son établi, comme une déclaration d'amour officielle à ses outils.

Devenu ouvrier à mon tour, je prenais grand soin aussi de mes outils : des pinces, composteurs, des galées de typographe.

Puis j'ai changé de métier pour celui d'écriture que je pratique maintenant. J'ai eu longtemps, comme outil pour écrire, une Olivetti dont la cloche du chariot tintait avec une impérieuse gaieté, comme la clochette des bordels quand on appelle les dames au salon, sauf que moi c'était les mots qui venaient guidouner.

Puis j'ai eu mon premier ordinateur. Je vous parle d'il y a presque 20 ans. Un Radioshack ultra-léger, l'outil le plus pratique et le plus fiable qu'on ait jamais inventé pour des journalistes, malheureusement tombé en désuétude avant qu'ils aient appris à s'en servir. La Presse me l'avait donné à essayer et j'étais parti faire le tour du Québec avec. À vélo. J'avais tapé mon premier texte d'un cimetière du côté de Trois-Rivières, le village s'appelle Saint-Sévère. Je me souviens comme je trouvais étranges ces mots qui apparaissaient sans que la clochette de mon Olivetti ne les convoque. L'écran s'ouvrait comme un ventre. Les mots naissaient lisses et ronds comme des bébés phoques.

J'ai un tout nouvel ordinateur depuis quelques jours, Prêté Par le bureau. Portatif, couleur, Windows, Word 97, alouette. Cette chronique est le premier texte que je tape dessus, mais j'ai déjà navigué de nombreuses heures dans les grands fonds de Word, dont je remonte chaque fois si hébété que ma fiancée s'en inquiète :

- Mais enfin qu'est-ce tu fais avec ce machin ?

- Tu veux savoir ? J'apprends à quadriller un tableau, à insérer du texte dans les cellules de ce tableau, tout cela en utilisant les raccourcis du clavier...

- Ça sert à quoi ?

- A rien. C'est magique, c'est tout. C'est comme une imprimerie sur mon bureau, des millions de caractères, d'onglets, de cadratins, je suis comme un enfant à Disney Word.

Je lui ai parlé des outils de M. Martinelli. De celui avec une grappe de raisin gravée dans le manche. Un bel outil. Word aussi. Peut-être le plus fabuleux outil que l'homme ait inventé depuis l'imprimerie. Je ne comprends pas ceux qui disent : " C'est rien qu'un outil, rien que de la quincaillerie. " Comment ça " rien que " ? Je ne comprends pas les gens qui disent : " Ce qui est important, c'est ce tu fais avec. " Évidemment. Sauf qu'on vit une époque étonnante où, précisément, les outils sont plus brillants que ce qu'on fait avec....

Je ne suis pas internaute. Mais si j'ai bien compris ce que m'en disent mes amis qui le sont, l'outil Internet est plus intelligent que l'utilisation que l'on en fait pour l'instant. Et c'est un instant qui risque de durer longtemps. Ceux qui s'emmerdent dans les musées n'iront pas plus les visiter via Internet. Les mongols des forums de discussions sportives, ne font pas d'effort pour être plus brillants quand ils embarquent sur Internet. Mais c'est pas Internet qui a fondé leur connerie. Il ne fait que la révéler.

C'est un bien curieux paradoxe que celui de l'Homme et sa fiancée qui inventent des machines de plus en plus intelligentes pour montrer leur connerie...

Vous ai-je dit que je m'étais enfin acheté un magnétoscope ? Vous ai-je dit aussi que c'est lorsque j'ai essayé de le brancher que tout a sauté à Saint-Césaire ? Non sans blague, dans le volumineux livre d'instructions de mon VCR, je me suis heurté dès la première page à cette petite phrase : " Le transformateur d'adaptation de 75 ohms n'est pas fourni. " Allez lire, je vous prie, la définition de l'ohm dans le Petit Robert. N'est-ce pas que l'ohm est loin de l'homme ordinaire, et de la femme aussi. Alors imaginez de Word et d'Internet.

J'ai passé une soirée très agréable à ploguer le magnétoscope, à essayer tous les trucs du livre d'instructions, à autoprogrammer des émissions juste pour voir si ça marchait. Et oui, ça marche. Comment est-ce possible, ce truc qui se déclenche tout seul, même quand la télé est fermée... Un pygmée devant son premier toaster n'est pas plus étonné, plus impressionné, et plus ravi que je le suis devant mon premier VCR.

Le lendemain de l'installation, je suis allé louer mon premier film vidéo. Le bonheur est dans le pré. Ça fait mille ans que je ne vais plus au cinéma, mais je ne suis pas sourd et il me semble que vous avez dit, quand le film est sorti : " Un bon petit film, une comédie brillante. " Alors je m'installe ave ma fiancée, des petites affaires à grignoter, un verre porto, et ça commence..

Plate ! Mais plate ! Quand j'allais au cinéma régulièrement, il y a mille ans, les Français faisaient exactement le même genre de comédies bavardes pour dimanche après-midi pluvieux... Tout à coup, en plein milieu du film, je me suis rappelé le plaisir que j'avais eu la veille à zigoner avec la machine. Avec l'outil. Tout d'un coup aussi, je me suis rappelé le ton de mépris que vous prenez pour parler de la quincaillerie : " Ce n'est pas important la quincaillerie, c'est ce qu'on fait avec. " Ah oui ? J'ai des petites nouvelles pour vous. Il y a cent fois plus de génie dans la quincaillerie de mon VCR que dans les quatre premiers films que j'ai loués, Urga à qui vous avez donné des prix, Kolya, Louis 19, et Le bonheur n'est pas dans le film. Après quatre films, c'était 4-0 pour la quincaillerie.

Tout d'un coup, j'ai repensé à l'outil avec une grappe de raisin gravée sur le manche. C'est comme si M. Martinelli s'en était servi pour faire des cure-dents.

Il paraît que les hommes n'utilisent pas dix pour cent des possibilités de leur cerveau.

Et ainsi de leurs machines.