Le samedi 7 mars 1998


Lettre à un collègue de Sherbrooke
Pierre Foglia, La Presse

Un collègue éditorialiste à La Tribune de Sherbrooke a eu une idée : organiser un téléthon monstre pour marquer l'arrivée de l'an 2000. Il rêve de ramasser, qui sait, vingt, trente, cinquante millions.

Pour les pauvres.

Il termine son papier en disant : l'idée est Peut-être farfelue, utopique...

Mais non, cher confrère. Pas farfelue une seconde. C'est au contraire le projet de fin de millénaire le plus convenu qu'on puisse imaginer. Un grand show caritatif pour clore une fin de millénaire éminemment charitable, rien de farfelu là-dedans. Encore moins d'utopique. Les bienfaiteurs habituels devraient sauter sur votre idée comme la pauvreté sur le monde, je devrais plutôt dire comme le monde sur la pauvreté, puisque en cette fin de millénaire, et votre projet en est une illustration, c'est le monde qui saute sur les pauvres.

Il se trouve, cher collègue, que j'étais sur vos terres, à Sherbrooke, quand j'ai pris connaissance de votre projet. J'avais des gens à rencontrer dans la côte de la rue King, en plein milieu du trou de beigne qu'est devenu votre centre-ville. J'avais rendez-vous au CLSC de première ligne qui fait la guerre à la misère dans ce quartier de chambreurs, d'immigrants, de vieux délaissés et de jeunes de la rue.

Sans doute le savez-vous, confrère, les employés de ce CLSC répètent depuis novembre une pièce de théâtre qu'ils joueront dans une quinzaine au Théâtre du parc Jacques-Cartier... Ils font cela pour les pauvres, eux aussi. Savez-vous combien ils comptent ramasser d'argent avec leur pièce ? Autour de 8000 $ ! Imaginez, une vingtaine de personnes, cinq mois de répétitions, fabriquer un décor, coudre des costumes, trouver une salle, vendre les billets, tout ça pour huit mille malheureux dollars. On est loin de vos cinquante millions....

Je vais essayer de vous dire pourquoi je les trouve admirables, mais pas vous.

Une jeune fille enceinte est examinée par une gynéco du CLSC qui, la trouvant bien chétive, lui dit : " Avec cette petite chose-là dans ton ventre, il faudrait que tu manges plus souvent. " La gamine lui répond: " Je n'ai pas d'argent madame. " Le médecin décroche le téléphone et appelle l'épicerie en face : " Je vous envoie une jeune fille, donnez-lui pour 35 $ de fruits, de légumes, de lait et un peu de viande "...

Des fois, c'est des vitamines. Des lunettes. La location d'un fauteuil roulant. L'autre jour, de la lotion pour soigner la gale. Il y a une épidémie de gale chez les jeunes de la rue à Sherbrooke. Des fois, c'est aussi pointu, aussi urgent que des antipsychotiques pour des jeunes schizos qui n'ont pas les quinze dollars de franchise trimestrielle exigés par l'assurance-médicaments. Des fois, c'est un prêt en argent : " Tu pourrais m'avancer 20 piastres, docteur ? "

L'argent est venu longtemps d'une boîte noire que le directeur, M. Jaime Borga, détournait carrément du budget du CLSC. Ce n'était pas une pratique très régulière. Il se l'est fait dire par des collègues. De toute façon, ces dernières années, avec les coupes, il est devenu impossible de détourner la plus petite somme de sa destination. Il a fallu recourir à d'autres moyens. On a tenu une boutique où l'on a vendu des trucs fabriqués par les 250 employés du CLSC. Puis le même directeur, à la retraite depuis l'automne, a accepté de piloter ce projet un peu fou d'une pièce de théâtre, d'autant plus fou qu'on n'a pas choisi un truc facile, une pièce de Jules Romains - Knock ou le triomphe de la Médecine -un texte difficile qu'il a fallu répéter trois fois la semaine depuis cinq mois...

Le rôle-titre est tenu par un ergothérapeute. Les autres rôles par des infirmières, des secrétaires, un hygiéniste dentaire, un travailleur communautaire, un médecin. Une autre madame médecin a fabriqué les costumes. La maintenance a fabriqué les décors bien sûr. Les rôles d'ados sont tenus par des fils d'employés du CLSC. La pièce ne coûtera rien d'autre que le plaisir qu'on s'est donné de la monter et de la jouer. Cinq mois de répétition quand même..

Avant d'aller les rejoindre dans leur local, je me suis assis un moment dans la salle d'attente. J'ai bien senti l'accablement, j'ai bien vu les coupe-vent trop légers pour la saison et les cernes sous les yeux des enfants, j'ai bien vu qu'on souffrait ici d'une maladie qui les englobe toutes : la misère.

J'ai dit à ceux de la répétition : " J'imagine que certains soirs, vous devez en avoir jusque-là de vos pauvres qui fument comme des cheminées, de vos jeunes qui ont la gaie, de vos vieux lamenteux, de vos monoparentales qui retombent enceintes, de vos fêlés qui seraient mieux en institution... Pourtant, au lieu de rentrer chez vous, vous venez ici avec l'idée de leur ramasser quatre sous... "

C'est André, un des médecins de la pièce, qui m'a répondu : " Tu te trompes. Nous sommes pas des bons Samaritains. C'est notre mandat de servir une clientèle qui a d'énormes besoins. Elle n'à pas à nous être reconnaissante. On fait ça pour nous, d'abord. On ramasse des sous essentiellement parce que nous sommes écoeuré des contraintes financières qui nous de faire notre job comme du monde. On prend les moyens de la faire un peu mieux. Notre clientèle l'ignore. Ne l'ignorerait-elle point qu'elle s'en ficherait et c'est bien correct.

- Sans oublier le plaisir de la chose, à ajouté Sylvia, qui est infirmière. Dans la pièce, je joue le rôle d'une femme de médecin, le rêve de ma vie ! Le rêve de toutes les infirmières !

Je reviens à vous, cher collègue. Je vous vois tout étonné et je sais bien ce que vous pensez. Vous vous dites, qu'est-ce qu'il m'emmerde celui-là, c'est quoi le problème, qu'est-ce qui empêche ces gens-là d'aider à leur façon et moi à la mienne, de ramasser mes cinquante millions, même dans la tintamarre ostentatoire d'un show de fin de millénaire ?

Je vais vous dire, cher collègue, et je m'excuse d'avance de ne pouvoir être plus clair : les pauvres n'ont pas besoin d'un autre téléthon de 50 millions.

Ils ont besoin de 35 piastres pour s'acheter des fruits, des légumes, du lait et un peu de viande à l'épicérie d'en face.

Les pauvres n'ont pas besoin d'un autre show qui fera la promotion de leurs bienfaiteurs. Ils ont besoin de justice et de services.