Le jeudi 12 mars 1998


La réinsertion : et si on se trompait ?
Pierre Foglia, La Presse

L'autre jour, un type est arrivé aux urgences de l'hôpital Notre-Dame avec un bout de son doigt dans un kleenex. Il venait de le couper. Exprès. Il a dit aux infirmières que c'était pour se faire un pendentif.

On l'a gardé en cure fermée. Il est toujours aux soins intensifs de l'hôpital Notre-Dame, dans l'aile psychiatrique.

Il est schizophrène. Il a 24 ans. Je connais bien sa mère.

Environ un pour cent de la population adulte souffre de schizophrénie. On ne devient pas schizophrène à cause de ses parents. Cela n'a rien à voir avec l'éducation, l'environnement familial, avec une mère qui prend de la dope, avec un père qui fait du bungee ou qui milite chez les réformistes. Rien à voir avec le milieu social. Il s'agit d'un trouble de fonctionnement. Une panne de circuit. Un court-circuit cérébral. C'est la faute de personne. La preuve que c'est la faute de personne, la schizophrénie ne peut être traitée par la psychanalyse. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est un petit livre sur la maladie mentale destiné aux familles (1) qui ajoute que les premiers symptômes de la schizophrénie se manifestent habituellement à l'adolescence et peuvent être confondus avec des comportements d'ado délinquant.

C'est précisément ce qui est arrivé dans le cas du type qui s'est coupé le doigt pour se faire un pendentif. Vers 14 ans, il s'est mis à scier des arbres, la nuit, dans les parcs d'Outremont, à ramasser des bouts de ferraille pour se faire des épées magiques, à communiquer avec les extraterrestres. Il entendait des voix.

De la clinique des ados à Sainte-Justine, il est passé à celle de Prévost, puis à Louis-H., puis toutes les ressources, tous les centres de crise -Le TranSit, l'Ombrelle, L'Entremise- tous les foyers, tous les refuges. Il a essayé de vivre avec ses parents. Il a été plus souvent chambreur. Sans-abri aussi. À certaines périodes hypermédicamenté, à d'autres refusant tout traitement. Cures fermées. Retour à la rue. La dope. Dix ans d'enfer.

Pourquoi sa mère ne le garde-t-elle pas avec elle ? Je viens de vous le dire : parce que c'est l'enfer, Parce qu'il est fou et qu'un fou, ce n'est pas vivable. Adorable, certains jours. Mais soudain la crise. Parce qu'il a oublié de prendre ses pilules. Ou parce qu'en s'allumant une cigarette, il a foutu le feu à son manteau. Ou pour une raison qu'on ignore. Peut-être pas de raison du tout. Un gros oracle, le tonnerre et les éclairs dans sa tête. Le calme trop calme, comme une petite mort, qui vient après.

Il a cohabité un temps avec son frère qu'il aime beaucoup. L'appartement était toujours plein de sans-abri. Des junkies.. Il est retourné seul en chambre. Je vais faire son ménage, raconte sa mère. Lui porter de la bouffe. C'est une grande pitié quand il est comme ça, livré à lui-même, dans une petite chambre. Il est incapable de fonctionner. Ne se lave pas. Ne se nourrit pas. Son chèque de BS de 800$ lui fait deux jours. Il donne tous ses, sous ou se les fait piquer.. et se retrouve à la rue. La police m'appelle de Toronto. On le garde un temps à l'hôpital où il dérange tellement qu'on le fout dehors. L'avant-dernière fois, une infirmière m'a carrément dit : " On l'a mis dehors parce qu'on avait peur de lui. " Alors il vient chez nous. Puis il s'en va. Et en s'en allant, il arrête au poste de police pour dire. " J'ai tué ma mère. " Mettons que ce n'est pas reposant. Deux jours plus tard, il casse une bouteille sur la tête de quelqu'un. Ou, comme cette fois, se coupe un doigt pour s'en faire un pendentif. Les médecins me disent des choses comme celle-ci : "Vous savez, madame, votre fils, est un grand malade. Vous devriez en faire votre deuil. " Ils disent ça. Mais au bout de quelques jours, ou quelques semaines, ils le renvoient à son enfer et au mien. Je sais, les nouvelles lois, les droits des malades. Je sais, la réinsertion. Tu veux que je te dise : des fois, la réinsertion, c'est complètement con. "

Avant, on enfermait tout le monde. Une petite araignée de rien du tout dans le plafond, un troublion affectif, un obsessif, allez hop ! à Saint-Jean-de-Dieu. Camisole de force. Électrochocs. Trépanation.

Maintenant, c'est l'autre extrême. Tout le monde dehors. Dehors les délirants et les hallucinés. Dehors les psychotiques. La communauté prendra soin de vous.

Dites-moi, où ça, une communauté ?

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La dame qui parle maintenant travaille avec les handicapés physiques et mentaux dans des institutions et dans des écoles. Des cas lourds.

Je réveille des gens. Je les lave. Je les fais manger. Je les habille pour sortir. Je lace leurs souliers. Un autobus vient les ramasser. Je les accompagne. On va quelque part. On revient. Mes handicapés habitent une " vraie " maison, font des " vraies " activités.

On appelle cela réinsertion ou intégration sociale. L'intention est bonne.

Des médecins, des éducateurs, des grands spécialistes qui ont à coeur la dignité des handicapés ont établi des programmes, fixé des normes, échafaudé des théories appuyées par des statistiques vérifiées.

Je ne suis ni médecin ni spécialiste. Je vous dis quand même que ça n'a pas d'allure. Je travaille sur le terrain, je suis toute la journée auprès d'eux. Je les réveille, je lace leurs souliers. C'est mon travail, un bon travail, bien payé. Je dis pareil que, ça n'a pas d'allure.

Je dis qu'il est complètement déraisonnable d'imposer à ces grands handicapés des activités qui ne leur apportent rien, surtout pas du plaisir. On les bouscule, c'est tout. On les fait entrer de force dans un programme, dans un système, dans un plan d'ensemble. Comme si la réinsertion était une idéologie, un parcours obligé, la pensée unique du monde de la santé. On impose un rythme qui n'a rien à voir avec la condition des grands handicapés. Avec leurs souffrances. Avec leurs besoins réels. Avec l'amélioration de leur qualité de vie.

Et je ne vous parle pas du coût social de l'opération.

Et je ne vous parle pas des intérêts qui empêchent peut-être qu'on se pose cette question : et si on se trompait "

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(1) La maladie mentale, un guide régional destiné aux familles, publié par l'Alliance pour les maladies mentales.