Le samedi 21 mars 1998


Puis reprit son vol
Pierre Foglia, La Presse

C'était hier après-midi. Je chroniquais léger, le non-printemps, mes chats, ma fiancée, ces choses-là. Le téléphone sonne. "Un cinéaste français voudrait te parler, le prends-tu ? " m'annonce la téléphoniste du journal.

Je le prends. il se présente, Alain Cugnot, cinéaste, écrivain, homme de théâtre. Il me dit qu'il est en train de préparer un long métrage sur la série de suicides qui a endeuillé Coaticook, il y a un an. Vous vous souvenez sans doute. Cinq adolescents d'une même école se sont suicidés en l'espace de trois ou quatre mois. Le cinéaste français voulait me rencontrer pour en parler. Je m'étonnai: "Pourquoi moi ? Je n'ai ni couvert ni commenté le drame. " Il y eut un silence au bout de la ligne, puis le cinéaste laissa tomber :
- Vous êtes pourtant C'était hier après-midi. Je chroniquais léger, le non-printemps, mes chats, ma fiancée, ces choses-là nommé dans le rapport du coroner. Vous êtes bien le chroniqueur de La Presse? Vous n'avez pas lu le rapport du coroner ?
- Non.
- Vous ne savez pas qu'on a trouvé dans les affaires personnelles du second suicidé deux de vos chroniques, soigneusement découpées?
C'était hier après-midi. Je chroniquais léger. Des riens comme j'aime le faire, les enfants du voisin qui venaient de rentrer de l'école, des chasseurs de coyotes aperçus dans la cour du dépanneur de Saint-Alexandre.
Et soudain cette brique au milieu de mes riens.

Je suis allé relire, bien sûr, les deux chroniques en question. La première - Un enfant dans des souliers d'homme - raconte le suicide de Thomas, un ado grandi trop vite, un enfant dans un corps d'homme. Thomas était pensionnaire à Brébeuf. Un soir, on a trouvé de la mari dans ses affaires. On lui dit qu'on allait appeler ses parents. Le temps qu'ils arrivent, on a découvert Thomas pendu dans sa chambre.

Je relis la chronique en essayant de me mettre à la place du ti-cul de Coaticook qui l'a découpée et gardée un an dans ses affaires avant de se suicider lui-même. Combien fois l'a-t-il relue ? Qu'en a-t-il compris ? Je relis encore. J'avais chapeauté chaque épisode de la vie de Thomas d'une référence musicale. Living Colour, Jane's Addiction, Metallica. Des chansons qui disent la difficulté de passer à l'âge adulte. Je cite le curé des funérailles à la fin de la chronique : "On pourrait chercher toutes sortes de coupables. Faut pas. C'est Thomas qui a pris la décision de nous quitter" Le ti-cul de Coaticook y a-t-il lu un encouragement ?

Je me relis encore. Ai-je fait de cette histoire amère une chronique trop vibrante ? Doit-on engueuler publiquement les suicidés ? Les traiter de cons et de loosers pour que leurs copains ne se mettent pas a rêver d'un néant romantique ?

La seconde chronique que le ti-cul de Coaticook gardait dans ses affaires faisait écho aux réactions provoquées par la première. " Il n'y a pas de suicidés heureux ", disait-elle, et c'était aussi le titre, il me semble, un titre sans équivoque. J'y parlais de l'apprentissage difficile du bonheur. À ce point difficile ? Le ti-cul y a-t-il vu une montagne qu'il ne gravirait jamais ? Pincez-moi quelqu'un.

Je parlais du bonheur d'aimer et de celui de faire quelque chose que l'on a envie de faire. Le bonheur du plombier. Le bonheur du tireur de joints de gyproc. Je proposais qu'on arrête de parler de carrière, de réussite, de fric et de pouvoir aux enfants. Pourquoi celui de Coaticook a-t-il découpé cela ? Encore une fois : qu'a-t-il lu ?

Pourquoi n'a-t-il pas découpé cette autre chronique dans laquelle je disais que les jeunes se suicident par pure connerie ? Dans laquelle je disais que Kurt Cobain (Nirvana) n'était qu'un joyeux tôton, qui voyait dans la mort une manière de relancer sa carrière. Des rappeurs de banlieue avaient été assez fâchés de cette chronique-là pour en faire une chanson (Ta yeule Foglia). La mort youpilaye. La mort magique. Combien se suicideraient s'ils savaient qu'il n'y a rien après ? On commence à parler de la dépression larvée comme une des causes majeures du suicide chez les jeunes. Il faudra s'intéresser aussi à la magie.

En attendant, je m'interroge. Je réécrirais ces deux chroniques demain matin, ce n'est pas la question. Je n'ai pas le sentiment qu'elles induisent un néant romantique, ni qu'elles peuvent pousser au suicide qui que ce soit. La seconde est même un vibrant éloge des petits bonheurs tout simples de la vie. N'empêche qu'un ti-cul qui les avait découpées s'est suicidé. Vous me émettrez d'être troublé. Et de vouloir savoir : me lisait-il régulièrement ? Sont-ce ses parents ? Un prof ? Ou un copain qui lui a refilé les deux papiers ? Une autre question, peut-être secondaire, mais peut-être pas : pourquoi ne m'a-t-on pas dit qu'on avait trouvé mes deux.chroniques dans les affaires de ce garçon ? Pourquoi le coroner ne m'a-t-il pas averti ? Sans ce cinéaste français, je n'aurais jamais su...

C'était hier après-midi. Je chroniquais léger, quand cette brique est tombée. Un nom trotte dans ma tête. David. Et une date, 26 décembre 1996... Comme il m'arrive souvent quand l'actualité mobilise tout le monde, j'avais suivi celle-là de loin, laissant à d'autres le soin de la commenter. La voilà qui me rattrape et je n'ai même pas un visage à évoquer. Juste un nom. David.

Si tu me lisais, bougre de petit con, pourquoi ne m'as-tu pas écrit ? Ou téléphoné ? Je t'aurais écouté. Et si tu m'avais demandé, je t'aurais dit combien j'haïs la mort. J'en ai assez peur que t'aurais eu peur aussi. Je t'aurais parlé de tous les morts que j'ai vus morts. Dont quelques enfants. Dont un dans la rue. Il pleuvait. La pluie faisait des rigoles autour d'elle.

Je ne t'aurais peut-être pas appris à vivre en cinq minutes, mais peut-être t'aurai-je appris à lire quelques lignes, comme celles-ci que vient de m'envoyer un ami. C'est du Tchekhov. Écoute-bien.

Un milan - c'est un oiseau de proie, un milan - je reprends : un milan rasa le sol de son vol coulé et soudain s'immobilisa dans l'espace comme s'il méditait sur l'ennui de vivre, puis repris son vol, et fila comme un trait au-dessus de la steppe, sans que l'on comprenne pourquoi il volait, ni ce qu'il était venu faire.

L'ennui de vivre et l'envie de mourir, c'est pas loin d'être pareil. Ne pas savoir pourquoi on vole ni ce qu'on est venu faire, c'est pas loin du désespoir.

MAIS IL A REPRIS SON VOL.