Le jeudi 26 mars 1998


MADAME RUFFO
Pierre Foglia, La Presse

Petite misère, grande détresse, un enfant de huit ans, autiste, aux comportements violents et qui s'automutile est en état de crise.

Le grand-père qui en a la garde légale s'adresse à la direction de là protection de la jeunesse.

Ça se passe dans les Laurentides. L'enfant est examiné par le psy de garde à l'Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme, qui le réfère à Sainte-Justine.

À Sainte-Justine, le Dr Pépin qui examine le petit garçon recommande son hospitalisation. Sauf qu'il n'y a pas de place, ce jour-là, en pédopsychiatrie à Sainte-Justine. Le Dr Pépin appelle un collègue de Rivières-des-Prairies, le Dr Brochu. Mais lui non plus n'a pas de place.

Le petit garçon et son grand-père reviennent à la maison. Six jours passent. SIX JOURS ! Le petit garçon est toujours en état de crise. Le grand-père rappelle la protection dé la jeunesse : faites quelque chose, je suis pas capable, faut que je l'attache.

On tente de placer l'enfant à l'Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme. Aussi fou et absurde que cela puisse paraître, personne n'arrive à joindre le directeur du département de psychiatrie, ni le directeur général de l'Hotel-Dieu, et c'est finalement la directrice des services professionnels qui déclare que si l'hôpital est " contraint " de recevoir l'enfant, il fera l'objet de contention. Comprenez qu'il sera immobilisé dans une camisole de force...

Finalement l'affaire rebondit à la chambre de la jeunesse devant la juge Andrée Ruffo.

C'était au début du présent du mois, on était en plein boycottage de la juge Andrée Ruffo par la DPJ des Laurentides, qui a demandé sa récusation dans cette cause-là, comme dans toutes les autres, depuis janvier...

La cause du petit garçon a été entendue par un autre juge qui a ordonné son hospitalisation. L'enfant a abouti à Rivière-des-Prairies où il reçoit toujours des soins psychiatriques. Cette petite histoire banale, l'ordinaire, le quotidien des cours de jeunesse, m'a été racontée quand j'ai posé la question : cout'donc c'est quoi le problème avec la juge Ruffo dans votre région ? C'est quoi la chicane ? Pourquoi les gens de la protection de la jeunesse l'haïssent-ils à ce point ?

Au lieu de me répondre directement, on m'a raconté l'histoire du petit garçon qui ce mutilait et on a ajouté : supposons qu'il n’y ait pas eu de boycottage, pas de requête en récusation, supposons que la juge Ruffo entende l'histoire du petit garçon. Supposons. Ça aurait brassé, monsieur ! Et fort !

La juge aurait demandé pourquoi le petit garçon était retourné chez son grand-père après qu'on l'ait renvoyé de Sainte-Justine. Pourquoi six jours sont passés. Pourquoi pas de mesures d'urgence ? Elle aurait fait parader les responsables. Peut être qu'elle aurait dit, comme elle l'a déjà fait : " Quelles qualifications avez-vous donc, monsieur, madame, pour faire ce travail ? Pourrais-je voir votre CV ? Comment se fait-il que vous n'ayez pas terminé votre cégep ? " Et ceux qui l'haïssent déjà l'eussent haïe un peu plus. On lui aurait à nouveau reproché son mépris, son " cirque"...

Et, effectivement, elle aurait fait tout un cirque quand on lui aurait répété les propos de la directrice des services professionnels de l'Hôtel-Dieu de Saint-Jérôme : " Comment ça une camisole de force ? " Elle aurait ordonné des soins adéquats, dans une unité qui réponde aux besoins de l'enfant.

Remarquez que l'autre juge aussi a ordonné des soins adéquats. La différence c'est que la juge Ruffo aurait, une fois de plus, tempêté, dénoncé le système, l'incompétence le manque de rigueur, l'absence de ressources. Peut-être que l'histoire serait allée dans les journaux. Et on aurait dit : " Ah la juge Ruffo, tout pour faire parler d'elle "...

Le problème de la juge Ruffo, c'est le problème des gens qui foutent le bordel : ils finissent par lasser. Pourtant, au début, tout le monde applaudit. Quand, en 1987, pour attirer l'attention sur le manque de ressources, elle avait ordonné que deux adolescents soient amenés au bureau de la ministre de la Santé et des Services sociaux de l'époque, Thérèse Lavoie-Roux, on lui avait trouvé du génie. Un an après elle ordonnait l'avortement d'une adolescente de 14 ans à Sainte-Justine plutôt qu'à la Cité de la santé où les délais étaient trop longs. Là encore, chapeau, madame la juge.

Sauf que c'est toujours pareil. On applaudit la performance, la pirouette, le coup de gueule. Mais faut pas que ça dérange trop. C'est comme dans un téléthon : faut montrer un peu les infirmes, mais pas trop, ça dérange. La juge Ruffo a dérangé beaucoup de monde au cours des dix dernières années. On commence à trouver, tant dans la magistrature, que dans les services sociaux, que dans les médias où son capital sympathie a presque complètement fondu, on commence à trouver que c'est une emmerdeuse professionnelle.

Il y a de la maîtresse d'école dans cette juge qui mène son tribunal comme une classe de cancres. Les gens sont tannés de recevoir des coups de règle sur les doigts et de se faire tirer les oreilles. Un exemple. Il y a un an, le conseil d'administration des Centres jeunesse des Laurentides adoptait une nouvelle orientation qui favorisait " les alternatives à la judiciarisation ". Ne mettons pas le doigt dans la machine judiciaire trop vite disait la directive. Essayons de s'arranger autrement...

La juge Ruffo en a fait une maladie. " Des alternatives à la judiciarisation ", dit-elle quelque part, ça ne veut pas dire plus de concertation, plus d'efforts pour convaincre les parents qu'ils ont besoin d'aide. Ça veut dire le contraire. Des alternatives à la judiciarisation c'est un langage volontairement fumeux et technocratique pour dire : la demande étant de plus en plus grande on ne pourra plus servir tout le monde.

Elle pose une autre question : alternatives à la judiciarisation, est-ce que, par hasard, ça pourrait vouloir dire une autre forme de justice ? On n'aime pas celle-ci, allez hop, on s'en mitonne une autre, plus pratique, qui répond mieux aux moyens du bord ?

Je ne suis pas sûr que je m'entendrais bien avec la juge Ruffo si j'étais avocat, ou parent, ou juge dans une autre cour. Et si j'étais travailleur social, c'est certain, elle me tomberait très joyeusement sur les rognons.

Mais si j'étais enfant, je l'adorerais.