Le samedi 28 mars 1998


Un chat n’est pas toujours un chat
Pierre Foglia, La Presse

J'ai neuf chats. Un de plus que la dernière fois que je vous ai parlé de chats. J'ai trouvé le neuvième l'automne dernier, dans le bois où je vais aux champignons... " Ah non, a dit ma fiancée, pas un autre chat Je t'avertis, celui-là ne rentrera pas dans la maison. " Et elle est allé mettre des petites annonces dans tous les dépanneurs de la région : " Jeune chat tigré à donner. Une petite fille qui ne devait pas avoir plus de cinq ans a appelé le dimanche après midi suivant :
- Ma maman veut bien pour le petit minou. Comment il s'appelle ?
- Girolle.
- Girolle ! Wouache. C'est quoi ça comme nom ?
- C'est le nom d'un champignon qui pousse dans le bois où j'ai trouvé le minou. Et toi tu t'appelles comment ?
- Tiffany.
- Tiffany ! Wouache. C'est quoi ça comme nom ? Ta maman t'a trouvée dans un magasin de lampes ou quoi ?

Je l'ai entendue qui parlait à sa mère, et j'ai entendu la mère qui disait : " Raccroche c'est un fou. " C'est comme ça que Girolle n'est pas allé chez la petite fille qui s'appellait Tiffany. C'est aussi bien. Je suis sur qu'elle aurait essayé de l'habiller avec ses habits de poupée. Toutes les petites filles font chat.
" Pas d'appels pour le minou ? " a demandé ma fiancée quand elle revenue de chez sa mère.
- Pas un seul, ai-je menti.

Girolle couchait sur le banc bleu, sur la galerie. On lui avait mis une vieille couverte. Un matin, quand on s'est levé, il avait neigé. On l'a fait rentrer ce matin-là. C'est mon neuvième chat. Il ne s'appelle plus Girolle. Il s'appelle plein de noms. Ramon. Coco. Minou. Tiffany.
- Pourquoi tu l'appelles Tiffany, M'a demandé ma fiancée.
- Je ne sais pas, comme ça.

Quand ma fiancée s'installe pour regarder la télé, il se glisse sous son pull. Pour un chat qui ne devait jamais rentrer dans la maison, je trouve qu'il a fait du chemin. Évidemment, les autres sont jaloux.

Sauf Zézette. Zézette s'en fout. Zézette c'est ma préférée. Mais d'être ma préférée aussi, elle s'en fout. Et c'est bien pour cela qu'elle est ma préférée. C'est l'histoire de ma vie. De la vôtre aussi, sans doute...

Zézette donc, se fout de tout, sauf des écureuils, des mésanges et des souris. L'autre matin elle est arrivée avec un cardinal rouge écarlate dans sa gueule noire. Mais c'est le jaune qui dominait. Les deux traits jaunes de la fente de ses yeux... La nuit, parfois, je vais la chercher sur le sofa où elle dort en boule. Je la ramène sous les draps. Elle commence à ronronner et s'arrête net. Comme au bord de quelque chose où elle ne voudrait pas se compromettre. Le bonheur peut-être. La chaleur l'étire quand même le long de ma jambe. Et elle s'endort là, du lourd sommeil des tueuses.

Bine-Bino est l'intellectuel de mon troupeau. Il a cet air un peu las, un peu attristé de celui qui à lu tout Heidegger, tout Derrida, tout Foucault, tout Althusser, et qui a tout compris, mais qui échangerait cette érudition-là pour deux sous de talent. N'importe quel talent. Celui de chasser la souris. Celui de faire des confitures. Celui d'écrire deux lignes. Celui de vivre. Bine-Bino ne sait pas vivre au sens le plus pratique du mot vivre.

Souvent couché sur mon bureau, sur mes papiers et mes notes, il me toise avec un rien de mépris quand je prétends le chasser. " Allez Bino, allez ! "... Il prend alors cet air navré qu'ont souvent les intellectuels quand ils s'apprêtent, une fois de plus, à traverser le désert pour sauver le monde.

Picotte. Yvon Picotte, du nom d'un ancien ministre libéral, est un chat fou. Et merveilleux. Une sorte de chartreux, haut sur pattes. Un accident lui a recourbé la queue sur le dos, dévoilant pour toujours son trou de cul fripé. C'est à force de l'avoir sous le nez que je me suis rendu compte combien le trou du cul, et pas seulement celui des chats, le trou de cul en général, le trou de cul dans la vie, ressemblait au nombril.

De tous les chats que j'ai connus, Picotte est celui qui est le plus près de la parole. Je devrais dire de la question. Picotte est une machine à poser des questions. Il est toujours à moduler une sorte de roucoulement interrogatif : Que faistu ? Où vas-tu ? Qu'y a-t-il dans ton sac ? Je crois qu'il aurait aimé être journaliste... Picotte est petit peu lubrique. C'est pas long, quand on lui papouille le dos d'une certaine manière , qu'il vient tout croche. Et même qu'il vient tout court.

- Picotte ! Maudit cochon ! Sais-tu qu'on dit dans le dernier Time que chaque fois qu'on a un orgasme on brûle des milliers et des milliers de neurones ?

- Tant pis, répond Picotte.

Bardeau est roux et obèse. Chat errant, il a vécu l'enfer avant d'arriver jusqu'à nous. Il pense qu'il est mort et qu'il revit au paradis. Il mange. Il dort. Des fois une terreur de famine le tire de son sommeil. Vite, il va se frotter aux jambes de ma fiancée.

- Un peu de lait s'il te plaît.

- Oui, mon prince.

Lili est le seul chat de nos neuf chats qui se contente d'être un chat. Une queue, des moustaches, deux pattes antérieures et deux pattes postérieures. Elle n'a jamais cessé une minute de nous dire qu'un chat est un chat. Un cercle, un cercle. Bref, qu'on n'échappe pas à soi-même comme disait Spinochat.

Petit Robert est vieux et plein d'arthrite. Chatoune Grise est plus vieille que lui encore et un peu gâteuse. Ils vont se chauffer sur la galerie, à petits pas précautionneux. On a avec les vieux chats les mêmes impatiences qu'avec les vieillards humains : on les trouve bien lâches de s'économiser tant pour durer plus longtemps.

Titouse enfin. Ma complice. Mon écaille-de-tortue par qui m'est venu l'amour des chats. Titouse va mourir. Rien qu'un chat, alliez-vous dire ? Ne le dites pas. La mort ressemble à toutes les morts. Et celle-là se fait sur mes genoux...

C'est drôle, enfin drôle, je suis en train de lire les mémoires de Fernand Dumont (Récit d'une émigration ), ce passage vers la fin du livre où il apprend qu'il ne lui reste plus que quelques mois à vivre " ...je regardais défiler le paysage dans une espèce de stupéfaction devant le vide qui s'ouvrait devant moi ". Comme il m'arrive parfois quand je suis seul, j'ai relu à voix haute : Une sorte de stupéfaction devant le vide qui s'ouvrait devant moi.

Au son de ma voix Titouse a planté ses griffes dans ma chair.