Le samedi 4 avril 1998


Une suce dans mon café
Pierre Foglia, La Presse

Bobinette crapahute à quatre pattes dans mon salon et dans mon bureau depuis quatre jours en gazouillant, mais plutôt gargouillis que gazouillis, comme une gouttière qui déborde pendant la pluie.

- Tais-toi Bobinette, je travaille.

Elle me regarde et part à rire, d'un rire sans dents comme une petite vieille. Bobinette rit tout le temps. Bobinette est de bonne humeur, je ne vois pas pourquoi elle ne le serait pas, elle a le plus gentil des grands-papas.

Elle a surtout une maman qui l'appelle mon amour, ma douceur, mon gâteau, mon bouchon, qui la nourrit de brocoli et de gruau, qui la prend dans ses bras quand elle est tannée d'être à quatre pattes, qui la promène dans les bois en lui racontant des histoires de grand loup qui ne mangent pas les petites filles parce que wouache wouache ça goûte le pipi de souris, une maman qui la chatouille, qui la mouche, qui la torche, qui lui chante des chansons tontaine tonton, qui lui fait la conversation, qui lui mange une main et garde l'autre pour demain...

- Lâche-là donc cinq minutes !

- Je lui donne ce que je n'ai pas eu.

- Ya, ya, ya...

C'est une histoire que je ne raconte pas souvent parce que j'ai moi-même de la difficulté à la croire tant elle a l'air, aujourd'hui, de sortir d'un cauchemar. Ce n'est pourtant pas ça du tout. Ma mère et ma soeur m'ont souvent confirmé, sans aucun regret d'ailleurs, que lorsque j'avais l'âge de Bobinette, dix mois et demi, elles m'attachaient sur le lit de sept heures du matin à midi, pour aller travailler toutes les deux en usine. À midi elles me détachaient, me faisaient manger, et me rattachaient pour l'après-midi.

- T'imagines aujourd'hui, ça ferait la une des journaux. Enfant ligoté, parents tortionnaires...

Je n'en ai gardé aucun souvenir, évidemment. Ni aucune séquelle, je le soutiendrais devant un régiment de pédopsychiatres. J'y pense seulement de temps en temps quand je vois Bobinette. J'y pense pour mesurer la distance entre nos deux planètes. On a dit bien des choses sur l'éducation des enfants, surtout l'autre jour, quand le docteur Spock est mort. Mais on n'a pas dit que, finalement, il y avait peu de différence entre l'enfant roi de maintenant, et l'enfant tout seul d'avant.

C'est resté, essentiellement, une question d'amour. Et comme l'amour n'est pas une question d'époque...

- Sais-tu ce que c'est l'amour, Bobinette ?

Tu parles, qu'elle le sait. L'amour c'est sa maman qui est en train de lui manger le cou, le nez, et l'autre main, celle qu'elle devait, la menteuse, garder pour demain.

- Lâche-là cinq minutes ! Et puis sortez du bureau, allez.

Elles sont parties. La grande en chantant faux. La petite en emportant mes lunettes. Mes lunettes ! Mes lunettes, bon.

Ah, tiens, il y a une suce dans mon café...

LES LIGUES MAJEURS-

Ça ne me dérange pas qu'on construise un stade de baseball au centre-ville. Pas du tout. Les Expos restent à Montréal ? Parfait. Je suis content pour les amateurs de baseball. Ils s'en vont ? Tant pis. En fait, qu'ils restent ou qu'ils partent je m'en contrefous. Arrangez-vous. Ce n'est pas moi qui vous dirai quoi faire.

Juste un truc, j'aimerais que les hommes d'affaires, les Savard, Coutu, Brochu et autres grands manitous qui savent ce qui est bon pour nous, arrêtent de dire que sans baseball Montréal deviendrait une ville des ligues mineures.

Qu'ils disent que Montréal peut faire vivre une équipe de baseball, je ferai semblant de les croire. Qu'ils disent que c'est bon pour leurs affaires. Okay. Mais qu'ils ne viennent pas me pomper l'air avec leur vision de ville des ligues majeures et de ville des ligues mineures.

Qu'ils s'en tiennent à ce qu'ils connaissent : le baseball et les affaires.

Pour l'urbanité, pour la qualité des espaces, pour le vivre ensemble nous sommes quelques centaines de milliers dans la région à ne pas partager les vues des Brochu, Coutu et Serge Savard.

Nous sommes quelques centaines de milliers à trouver que Montréal est une des villes les plus agréables à vivre de la planète et que cela n'aura jamais rien à voir avec le baseball.

Si c'est juste le baseball qui vous retient à Montréal et que le baseball devait s'en aller, c'est tout simple : déménagez à Cleveland. À Milwaukee. À Minneapolis. Vous me reparlez des villes des ligues majeures dans quelques années.

CITOYEN DU MONDE-

Il s'appelle Benoit Normandin. Mais il est d'origine vietnamienne. Un enfant adopté. Il a 24 ans maintenant. Il a toujours vécu ici. Il est allé faire une demande de passeport parce qu'il projette nie voyage en Europe cet été.

- Vous ne pouvez pas avoir de passeport vous n'êtes pas Canadien, lui ont dit les fonctionnaires au centre Guy-Favreau.

- Pas Canadien ? Je suis quoi alors ? Je me mets au garde-à-vous pendant le Ô Canada, je mange mes beans avec du sirop d'érable...

- On, s'en font. Vous êtes immigrant. Vous n'avez pas votre citoyenneté. Il y a eu une erreur chez le notaire qui vous a enregistré.

Il s'appelle Benoit Normandin. Pour devenir Canadien il lui faudra passer un examen, répondre à la question : " Qui est Jean Chrétien ? " sans ajouter bien sûr, qu'il a déjà voté deux fois pour lui.

INVALIDES DE GUERRE-

En Hollande, comme chez nous, ne sont considérés comme chômeurs que les gens qui cherchent du travail. Sauf qu'il y a une petite précision, un petit détail qui change tout : les gens qui cherchent du travail et qui ont une chance raisonnable d'en trouver un.

Les autres ont droit à une autre forme d'aide sociale, une sorte de pension d'invalidité. Les autres sont plus ou moins considérés comme des invalides de guerre.

Je ne sais pas trop ce que cette distinction change dans les faits. Peut-être pas grand chose quand le chômeur ou l'invalide fait son épicerie. Mais c'est une distinction qui a au moins le mérite de clarifier les statistiques.. Et de poser la réalité d'une guerre économique. De dénombrer ses victimes.

En Hollande on ne forme plus des gens pour des emplois qui n'existent pas. On a admis que la société avait besoin de moins en moins de bras pour produire les biens et les services qui l'enrichissent. On cherche une solution ailleurs que dans la création artificielle d'emplois.

Peut-être qu'on vient de faire en Hollande le premier pas vers cette civilisation du loisir qu'on a tendance à confondre, partout ailleurs, avec une civilisation de l'oisiveté.