Le samedi 18 avril 1998


Opération Deception
Pierre Foglia, La Presse

La grande prison centrale de Bangkwan dans la banlieue de Bangkok est un égout où s'empilent 8300 prisonniers. Le nuage noir, au-dessus de la prison, ce n'est pas parce qu'il va pleuvoir. Ce sont des mouches. Les détenus sont bouclés quarante par cellule, du milieu de l'après-midi à l'aube. Pas de lit. Tout le monde dort à terre. Pas de toilettes. Un trou dans le béton. Un plat pour puiser l'eau sale dans une rigole, on se la renverse sur la tête, c'est comme ça qu'on se lave.

Et pourtant non, ce n'est pas l'enfer. Juste un cauchemar. C'est ce que Anthony l'Australien a dit à Max le Québécois quand Max est arrivé, chaînes aux pieds à Bangkwan: " Bienvenue dans mon cauchemar. " Anthony et Max étaient là pour la même raison. L'héroïne.

Avec un peu d'argent pour acheter les gardes, il y a moyen de survivre à Bangkwan. De choisir une cellule où règnent les puissants Chinois des triades, devant lesquels s'inclinent les gardes. Moyen de se faire poser un néon, des moustiquaires, même un ventilateur. Moyen d'éviter les cellules des junkies qui aiguisent leurs aiguilles sur la pierre, et celles des Nigériens qui deviennent fous. Moyen aussi, en gardant le profil bas, d'éviter le bâton de bambou de Skinhead le garde sadique...

J'ai rencontré Max en mars 1990 au cours d'un voyage à Bangkok. J'étais allé le voir à la prison. Ça faisait un an qu'il était là. Je me rappelle les hauts grillages qui nous séparaient des détenus, le fossé où s'écoulaient des excréments. Tout le monde hurlait en même temps.

Parle plus fort Max, qu'est-ce tu dis ?

Je dis que ça va bien. Écris-le. Il y a un Australien ici qui a rencontré un journaliste de son pays, il a dit que c'était l'enfer. Il a beaucoup regretté d'avoir dit ça. Ça fait que, j'apprécierais que tu dises que je vais bien. Ce serais mieux pour ma santé. Et puis ça fera plaisir à ma mère à Drummondville.

Ça avait été le titre de ma chronique à l'époque : " Max va très bien " C'était trois Mois avant qu'il ne soit condamné à mort. Peine automatiquement commuée en prison à vie. C'est la règle dans les affaires de dope en Thaïlande, quand le prévenu accepte de plaider coupable... L'usage veut aussi qu'après huit ans dans, une prison thaïlandaise, un détenu étranger qui s'est bien conduit devienne rapatriable dans son pays d'origine où il achèvera de purger sa peine.

Le 11 juillet dernier, quatre gardes de Sainte-Anne-des-Plaines sont allés chercher Max à Bangkwang. Quand le 747 de la Thai Airlines a décollé vers Tokyo, les gardes lui ont enlevé ses menottes. À Sainte-Anne-des-Plaines, Max a pris sa première douche en dix ans. Puis il s'est dirigé vers la cafétéria où on lui a généreusement servi... du riz et des egg rolls.

Vous êtes des beaux mangeux de marde, a-t-il crié à travers l'a cafétéria. Les détenus qui l'observaient du coin de l'oeil sont partis à rire.

Max terminera officiellement de purger peine en 2028. Il est pour l'instant pensionnaire d'un centre correctionnel communautaire, libre de ses mouvements dans la journée, en attendant sa complète libération conditionnelle en novembre prochain. Max s'est déjà trouvé, une job de technicien de scène, travaille sur des shows, des salons, et une fois par semaine rebondit dans mon bureau pour me raconter son histoire. Il traîne avec lui une serviette en cuir lourde de documents, de rapports, de coupures de journaux, de lettres officielles.

Toute sa vie dans cette serviette. Toute son histoire. Une histoire ahurissante. Épouvantable. Et en même temps très ordinaire.

L'histoire commence à Vancouver en 1986. Max est arrivé sur la côte Ouest trois ans auparavant. Il vient de Drummondville. Ni criminel ni délinquant, jamais condamné, même pas un excès de vitesse. Fume son joint. Sniffe sa ligne. Un trippeux. Travaille fort dans la construction, plante des arbres, amasse assez d'argent pour se payer une folie. Fin 1986, il part avec un copain pour la Thaïlande, la Malaisie, le Népal. C'est clair, ils ne vont pas là pour les couchers de soleil, ni pour les temples. Ils vont se péter la face. Au Népal, Max goûte à l'héroïne pour la première fois de sa vie. Reste accroché. Paraît qu'on accroche vite à ce truc-là. Max rapporte dix grammes de smack au Canada, dans un condom, pour sa consommation personnelle.

Max vit à ce moment-là à Gibson, petit port très touristique à une heure de Vancouver, sorte de Saint-Sauveur maritime. Dans le petit bar d'habitués qu'il fréquente, il se lie avec un nouveau venu, un certain Glen Barry, qui se prétend pêcheur, une grande gueule qui en mène large. En fait c'est un flic. Pas un vrai. Un mercenaire. Un agent civil de la GRC, un de ces contractuels payés très cher ( 80 000 $ par année ) pour rabattre le gibier vers les vrais flics.

Barry appelle ses patrons, l'escouade antidrogue de la GRC : " J'en tiens un gros, les boys ! Venez vite ! "

Tout est parti de ce grossier mensonge. Barry a-t-il vraiment, pris Max pour un trafiquant ? Ou, comme il est plus probable, n'importe quel " poisson " eût fait son affaire à ce moment-là pour justifier son salaire ?

Peu importe. L'opération Deception, la bien nommée, était lancée. De déception, c'en fut toute une. Deux ans d'enquête. Un frame-up. De nombreuses incitations par des agents de la GRC à commettre des crimes. Intimidations. Scénario de meurtre à des fins d'intimidation. Grand rodéo à Bangkok au cours duquel un agent de la GRC a été tué, par accident, mais tué quand même, il avait trois enfants. Un cover-up. Un rapport préliminaire de la Commission des plaintes contre les membres de la GRC, très incriminant, remplacé par un autre qui lave plus blanc. Un petit junkie coupable de rien, condamné à mort. Un chauffeur de pousse-pousse thailandais, arrêté par pure erreur, mort l'an dernier en prison, de la tuberculose, après huit ans de détention pour rien, il avait trois enfants aussi. Beau travail, les boys. Félicitations.

Une histoire ahurissante, vous disais-je, et en même temps très ordinaire, comme il en arrive dans tous les pays, sauf qu'on pense toujours que ce genre d'histoire ne peut arriver que dans la Grèce des colonels, le Chili de Pinochet, l'Espagne de Franco, le Mexique, la Colombie. On ne pense pas au Canada. Pourtant si. Les vers grouillent aussi sous la pierre polie des démocraties.

Une histoire que je continuerai de vous raconter dans mes trois chroniques de la semaine prochaine, mardi, jeudi et samedi.