Le jeudi 23 avril 1998


Bavures à Chiang Mai
Pierre Foglia, La Presse

Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande, est à la fois une jolie petite ville touristique et la capitale mondiale du trafic de l'héroïne. On y croise aussi bien le junkie venu se faire bronzer au brown sugar que les mandataires des grandes mafias du monde, en dîner d'affaires avec les Chinois des triades qui contrôlent le Triangle d'or.

La loi thaï sur la dope est curieusement faite, la peine de mort pour plus de 100 grammes, mais pas d'accusation pour conspiration de trafic. Il faut être pris la main dans le sac au moment de la transaction. Ou avoir la dope sur soi. Ça change le climat, ça fait la différence entre Cali ou Medellin et Chiang Mai. Vous n'avez pas trop l'air d'un flic ? Vous avez le fric ? Deux kilos d'héroïne ? Pas de problème. De toute façon, le type qui empoche le fric ne risque rien. Si ses employés, des filles le plus souvent, se font pincer et le dénoncent, pas grave, la loi ne permet pas de remonter jusqu'à lui et de l'accuser.

C'est ce que Max a répété cent fois aux faux maffieux qui le pressaient de lui présenter ses contacts : Je n'ai pas de contact. À Chiang Mai, pas besoin de contact. Y'a qu'à demander à n'importe quel chauffeur de taxi.

Max était trop gelé pour se poser la question qui l'eût sauvé : comment ces soi-disant affranchis pouvaient-ils le prendre pour un vrai trafiquant ? Max était un junkie et un junkie ne refuse pas des vacances payées dans le Triangle d'or.

En arrivant à Bangkok, Max n'a évidemment pas remarqué qu'il était attendu et filé. Il est allé passer la nuit dans un guesthouse de junkies. Il a pris l'autobus le lendemain pour Chiang Mai où il a retrouvé ceux qu'il prenait pour des tueurs, les Bennett, Flanagan, Girdlestone et Jack Dop, l'undercover team de la GRC au grand complet.

Max ne connaissait personne à Chiang Mai. Son revendeur à Montréal lui avait bien parlé d'un portier dans un hôtel, Max avait apporté la photo du revendeur, mais la filière à vite avorté. Il a finalement fait affaire avec des filles. Des inconnues. Présentées par un chauffeur de taxi. La filière de tout le monde. Les filles ont demandé à voir la couleur du fric. Jack Dop leur a montré les liasses. Puis les faux maffieux se sont rendus dans un garage pour voir la dope. À un moment donné, une des filles a tassé Max dans un coin : " Es-tu sûr que tes amis ne sont pas des flics ? Sont bizarres. Et il y a plein de flics thaï en civil qui rôdent autour d'eux "...

Max l'a rassurée. Rendez-vous est pris pour le lendemain soir, près de la statut d'un bouddha dans le parking d'un cinéma. À l'heure dite, arrive un pick-up Datsun bleu. Une fille au volant, une autre sur le siège du passager. Un gars en arrière dans la boîte du pick-up. C'est lui qui a les deux kilos. Bennett et Flanagan sautent dans la boîte. Police !

À 60 mètres de là, au même moment, Girdlestone s'est jeté sur Max qui s'éloignait tranquillement. I got you, motherfucker ! Il le maintient à terre, un genou dans le dos.

Arrêt sur l'image.

Normalement, tout aurait dû finir là. Les flics de la GRC remettaient les prisonniers aux flics thaïs déployés alentour, et le lendemain on aurait appris dans les journaux canadiens que la GRC en collaboration avec la police thaïlandaise avait démantelé un important réseau, saisi pour 53 ou 200 millions d'héroïne destinée au marché canadien, et arrêté un dangereux trafiquant.

Personne ne serait allé vérifier. Personne ne vérifie jamais. Personne n'aurait jamais su qu'aucun réseau n'avait été démantelé. Que les deux kilos valaient 40000$ . Que les suspects thaïs arrêtés étaient des occasionnels, des jobbeurs de troisième zone, pas moins, pas plus impliqués dans le trafic de la dope que la moitié des chauffeurs de taxi de Chiang Mai. On n'aurait jamais su non plus que le dangereux trafiquant n'était qu'un junkie qui se trouvait à 60 mètres de l'action. Qu'il n'avait jamais eu l'argent ni la dope dans ses mains. Tout le monde, sauf sa mère, l'aurait oublié dans sa prison thaïlandaise.

Personne ne se serait demandé ce que des flics canadiens étaient allés foutre en Thaïlande. Ils seraient rentrés à Vancouver après leur rodéo aux frais des contribuables. Ils auraient montré à leurs blondes des photos de, Chiang Mai où on les aurait vus devant la statue du bouddha, avec les suspects arrêtés. Un peu comme des photos de chasse.

Ça aurait dû se passer comme ça. Mais ça, ne s'est pas passé comme ça.

Quand Bennett et Flanagan ont sauté dans la boîte du Datsun bleu en criant police, le Thaï qui avait la dope s'est battu avec Flanagan. Le pick-up a démarré en trombe. Flanagan est tombé. Il s'est tué.

C'est la version de la police.

Il y en a une autre. Max a entendu un coup de feu. Pendant que Girdlestone le maintenait dans la boue, l'officier de liaison de l'ambassade du Canada à Bangkok, qui participait aussi à l'opération, a crié à Girdlestone: " One of us got shoot, one of us got down ! " Et le Bangkok Post du lendemain, citant les autorités de l'hôpital de Chiang Mai, rapportait que le caporal Flanagan avait été tué d'une balle à la base du cou.

Qui a tiré ? Les suspects n'étant pas armés, il faut bien que ce soit un policier. Un coup de feu accidentel alors ? Impossible, les policiers ont déclaré sous serment qu'ils n'avaient pas d'armes, et des policiers ne mentiraient pas sous serment quand même. D'ailleurs, ils prétendent que cette balle dans la nuque est une invention des journalistes . Vous savez comment ils sont, les journalistes...

Derek Flanagan, 35 ans, laissait dans le deuil une femme et trois jeunes enfants.

Max a été ramené de Chiang Mai à Bangkok dans le même petit avion que les policiers. On l'avait assis au fond, à côté du cercueil de Flanagan. Personne ne disait un mot. À un moment donné, Max a crié par-dessus le bruit des moteurs : " Pourquoi ? " Et un peu plus tard encore : " C'est vous qui l'avez tué, votre copain. "

L'hiver suivant, les policiers de la GRC sont revenus à Bangkok pour témoigner dans le procès de Max. Ils se sont trompé plusieurs fois sur les faits. C'est pas vrai, hurlait Max. Taisez-vous, l'a fermé le juge, taisez-vous, les policiers ne mentent jamais.

En sortant du tribunal, Jack Dop à envoyé une claque dans le dos de Max en lui lançant un sardonique : Good luck, frenchie. Et Girdlestone l'a pris en photo, les chaînes aux pieds.

Quelques mois plus tard, Max était condamné à mort.

SAMEDI:Qui police la police?