Le samedi 9 mai 1998


Il fait trop beau pour écrire
Pierre Foglia, La Presse

Quand on écrit comme moi sur les saisons, le printemps est le pire moment pour écrire. Outre qu'il est ridicule de s'enfermer dans un bureau pour clamer qu'il fait beau, il y a aussi beaucoup à faire dans le jardin. Je viens de planter les patates et les haricots mange-tout, mais je n'ai pas encore trouvé le temps de planter mes choux, et probable qu'à la fin de l'automne, il leur manquera deux semaines pour pommer. Probable qu'en octobre, je dirai aussi devant mes poireaux maigrichons : " Eh misère ! Si papa voyait ça ! " Je n'ai pas l'esprit végétal qu'avait mon père. Il ne lui serait pas venu à l'idée de faire une différence entre le printemps et l'hiver pour écrire, il n'écrivait jamais, mais quand il rentrait du jardin et posait sur la table les laitues, les petits pois dans leurs cosses laiteuses et les betteraves terreuses et qu'il disait voilà, il y avait dans son voilà la fierté de l'artiste qui a réussi à transcender la matière...

Il m'est déjà arrivé d'être fier d'un truc que j'avais écrit, mais je n'ai jamais eu cette paisible assurance qu'avait mon père quand il posait les légumes de notre jardin sur la table. Voici la sève. Voici la vie. Voici les sucs de la terre. Je n'ai évidemment jamais écrit un texte dont je pourrais dire autant.

Le printemps est aussi le pire temps pour écrire parce que si l'on s'avise de s'installer dehors avec son ordinateur, il y a tous ces oiseaux qui n'arrêtent pas de chanter. Le merle, le cardinal, le chardonneret, mais surtout l'oriole qui fait cârh, cârh, cârh du côté de l'étang.

Mais non toto, me reprend ma fiancée, ce sont les grenouilles qui font cârh, l'oriole fait iouli, iouli. Ah bon. L'oriole est donc tyrolien. Il m'emmerde pareil. Je n'aime pas beaucoup les oiseaux. Je les trouve un peu cons comme tous les chanteurs d'ailleurs, sauf Billie Holiday quand on peut l'entendre avec le saxophone de Lester Young. Ce qui m'emmerde chez les oiseaux, c'est qu'ils chantent du gosier comme Pavarotti et font comme lui des actes de bravoure vocale pour faire crouler les salles. Remarquez que plein de gens écrivent comme ça aussi, iouli, iouli. Et croulent les salles, mon vieux. Mais ce ne sont pas de vrais écrivains. Les vrais écrivains n'ont d'autre jardin que leur oeuvre. Ce qui ne les empêche pas de récolter des navets de temps en temps.

Qu'est-ce que je disais ?

À un jet de pierre de ma maison, qui n'est pas ma maison, il y a un étang. Il est en surplomb d'une belle prairie qu'il faut traverser pour l'atteindre. C'est un étang stagnant, avec des brumes matinales qui le rendent mystérieux. C'est toujours le matin que je m'y rends, mal réveillé, et bougonnant par superstition. Je vous jure que de ma vie, je n'ai jamais bougonné autrement que par superstition. J'ai remarqué que c'est toujours aux indécrottables boute-en-train, aux guillerets jobards qui se lèvent en disant " youpilaye, comme je suis heureux " que Dieu réserve les accidents les plus glauques, les cancers du côlon et les morpions. J'ai remarqué que ce sont ceux qui remercient le ciel le plus souvent qui le reçoivent le plus souvent sur la tête. Alors moi, je bougonne pour tromper Dieu qui se dit celui-là ne va déjà pas très bien, foutons-lui la paix. C'est ce qu'il fait depuis 57 ans. Sauf pour les orioles. louli, iouli. Mais c'est supportable. Donc j'arrive à l'étang en bougonnant.

Il y a des canards sur l'étang. Ils sont deux, des colverts. Ils sont trois, mais on ne voit pas la femelle qui couve en ce moment dans les roseaux. En attendant qu'elle leur fasse des petits, les deux messieurs canards font le tour de l'étang côte à côte, philosophant sur l'espèce :

Pourquoi fait-on des enfants ? se demandait le premier hier matin.

Je suppose que c'est par désir d'éternité, répondait le second.

Alors, a commenté le premier, alors il faudra en faire beaucoup d'autres, parce que l'éternité, c'est très long.

Surtout vers la fin, a ajouté le second.

Je les ai entendus rire comme des fous.

Je vous dis que je bougonne pour rien, en fait j'ai une raison, c'est cette maison que je loue, ses prairies, son étang, ses canards, je ne trouverai jamais à acheter une telle perfection... Je suis allé visiter cette semaine une maison à vendre qu'habitait une veuve. Une maison de briques flanquée de bâtiments de ferme. Dans les pièces vides flottait une lumière grise, un peu irréelle, comme si le soleil attendait que la veuve revienne pour allumer des reflets, comme avant, dans les planchers de sapin clair. Dans l'étable, dans une boîte en carton, j'ai trouvé le squelette d'un chat. Moi qui ne croit pas aux fantômes, j'en ai surpris un qui chantonnait dans la partie la plus ombreuse du grenier, il s'est tu à mon approche et s'est transformé en grosse mouche bleue qui a fait zizzz au-dessus de ma tête. Il n'y a rien comme une maison vide et ses fantômes pour sentir passer l'irréductible cheminement du temps. Ce qu'il restera de nous dans cent ans, c'est cette grosse mouche bleue qui fait zizzz.

Une camionnette d'Hydro vient de s'arrêter dans mon entrée, en descend un type en bermuda qui pousse devant lui un ventre de pacha turc. Il tient à la main un vaporisateur contre les chiens.

Vous êtes M. Pelletier ?

Je ne suis pas M. Pelletier.

C'est écrit Pelletier sur mon papier. Le compteur, il est où ? Qu'est-ce vous regardez comme ça ? Ma fly est ouverte ?

Je regardais vos genoux monsieur le contrôleur de compteurs.

Qu'est-ce qu'ils ont, mes genoux ?

Ils sont émouvants.

C'était des genoux roses et ronds de sous préfet aux champs, tout ce qui lui restait d'enfance s'était réfugié là. Il est allé relever le compteur derrière la maison de reculons, en ce faisant, il a piétiné mes myosotis, ce con.

J'allais oublier. Le printemps est le pire temps pour écrire à cause des myosotis si romantiques en anglais, forget-me-not, mais c'est en grec qu'ils sont les plus amusants, muosôtis, qui veut dire oreilles-de-souris. Mais les pensées aussi, tant qu'à cela, ont des pétales en forme d'oreilles de souris. Je viens de trouver une pensée dans la prairie qui mène à l'étang, une seule, son velours grenat, exalté par une goutte d'or fondu dans son calice. Une pensée sur le talus, minuscule, mais qui frappe d'insignifiance toute la colonie de pissenlits.

Une seule pensée, mais c'est déjà une plus que dans ma tête.

Vous ai-je dit que les pommiers aussi étaient en fleurs ?