Le samedi 16 mai 1998


Le temps des pauvres est un élastique
Pierre Foglia, La Presse

Cela faisait des années qu'on ne s'était pas parlé. Mercredi, au téléphone, tu me demandes de lire l'éditorial de Dubuc sur la pauvreté. Ce matin, tu rebondis chez moi en personne. Y'a le feu ou quoi ? À ce que je vois, le pauvre se mange toujours chaud dans vos journaux. C'est quoi ton problème, Foglia ? Des enfants ont faim au Canada et les larmes te montent aux yeux ? Rassure-toi, t'es en bonne compagnie, les députés de l'opposition aussi ont versé une larme. Les malheureux étaient bouleversés. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu te sens obligé de parler de ta pauvreté ? Écris comme les autres que les chiffres de Statistique Canada ne disent pas ce qu'ils veulent dire, que dans ce pays décidément merveilleux, la pauvreté diminue même si les pauvres sont de plus en plus nombreux. Ou bien fais comme d'habitude, regarde ailleurs. De toute façon, je ne vois pas de quoi tu t'inquiètes, demain, dans vos journaux, les enfants auront moins faim. Après-demain ce sera fini, vous parlerez d'autre chose, du sida, de l'élevage du lapin au Témiscouata. Qu'est-ce tu cherches dans l'armoire ? Le sucre est sur la table, j'ai du miel si tu n'aimes pas le sucre brun, tu veux du miel ?

Tu me fais chier, Foglia. Dubuc et Picher me font rigoler, je m'attends à ce qu'ils disent comme d'habitude que ça prend des riches pour créer de la richesse et que c'est comme ça qu'on vaincra la pauvreté. Mais toi, tu me fais chier, parce que toi, je te vois venir avec tes grands pieds, toi ton sujet, c'est le pauvre, pas la pauvreté. Ton sujet, c'est moi. Je suis ta pauvresse préférée.

C'est la deuxième fois que tu me fais incarner la pauvreté dans ta chronique. La première, c'était il y a longtemps, les petites étaient encore petites. Je vendais du linge le jour, du maquillage le soir dans des sous-sols de bungalow, je travaillais les fins de semaine dans une buanderie, j'habillais les enfants dans les comptoirs communautaires, c'est là que je t'avais rencontré. À l'époque, ce n'était pas les enfants qui avaient faim qui chaviraient ton petit coeur sensible, c'était les enfants qui avaient froid. T'avais raison, note bien. Le froid est plus mordant que la faim. On peut sauter des repas, ce ne sera jamais le Soudan. Mais aller dans la neige en petites bottes de caoutchouc, c'est inhumain... Sont grandes maintenant, mes filles. Jocelyne, tu te rappelles ? Elle est caissière dans un Métro. Des fois, je vais la chercher. Je la raccompagne chez elle. L'autre soir, son copain était là. On s'est mis à parler. Jocelyne disait qu'au magasin, ils comptaient le nombre de fois que les caissières allaient pisser. Elle disait qu'elle était si fatiguée qu'elle n'avait même plus le goût d'aller prendre une marche. Tu sais ce que son imbécile de chum a dit : " T'es fatiguée parce que tu ne sais pas t'organiser ! "... Tu vois Foglia, pauvre c'est pas seulement l'absence de biens, de pouvoir, de confort, c'est pas seulement d'avoir faim ou froid des fois. C'est aussi, comme Jocelyne, d'être obligée de vivre avec un imbécile, parce qu'elle serait encore plus pauvre toute seule.

Dans ta première chronique sur moi, t'avais parlé des vieux qui achètent de la bouffe de minous, sauf qu'ils n'ont pas de minous. C'est pour eux la bouffe. Ça fait quoi ? Douze ans ? Eh bien de ces vieux-là, Jocelyne en voit encore régulièrement au Métro... Elle demande de tes nouvelles des fois. Je lui disais que j'en aurais sûrement quand Statistique Canada sortirait d'autres chiffres sur la pauvreté et que tu aurais à rechroniquer sur la chose. Tu vois, je ne me suis pas trompée. Je suis ta pauvresse attitrée.

Tu tombes bien Foglia, je n'ai jamais été aussi pauvre.

Je n'ai jamais rien possédé de ma vie, mais j'ai toujours voulu plein de trucs. Pendant des années, je me suis couchée en faisant toujours le même rêve d'argent. J'imaginais que j'étais riche. Je sais que tu me prends pour une flyée parce que je fais pousser quelques champignons magiques dans mon hangar, oui oui encore... mais si tu savais comme mes rêves étaient straight. Dans mes rêves, je m'achetais une maison. Une auto. Je partais en voyage. Je donnais un million à chacune de mes filles. Je me suis joué ce cinéma-là pendant des années. Il y a des femmes qui rêvent de ne plus être seule, de ne plus être grosse, moi tu vois, je suis seule et un peu grosse, mais je n'ai jamais rêvé d'autre chose que d'argent.

Eh bien, plus maintenant. Je ne saurai dire quand c'est arrivé. Un jour, ça m'a frappée : je ne rêvais plus d'argent, de maison, d'auto, ni de voyages. Je m'endormais comme une pierre en fermant les yeux. Je suppose que ces choses-là arrivent quand il n'y a plus le plus mince espoir, la plus minuscule probabilité d'acquérir un jour l'objet de sa convoitise, de son désir.

Avant, je n'avais rien, mais je voulais plein de trucs. Maintenant, je ne veux plus rien. Je ne suis pas devenue zen. Je ne désire plus, c'est tout. Et ça, mon vieux Foglia, ne plus désirer, c'est pauvre. Plus pauvre que d'avoir froid ou faim. Plus pauvre que d'être nègre au Soudan et de manger du rat.

Tu me fais chier Foglia parce que je m'étais dit que je te laisserais parler. Tu ne dis pas un mot. Tu sirotes ton café. Et c'est moi qui parle, qui parle. T'es venu chez moi comme tu serais allé chez les putes. Les journalistes vont aux pauvres comme ils vont aux putes, comme ils vont au sida, comme ils vont à la guerre du Liban ou de Bosnie. Pour voir. Mais il n'y a rien à voir, Foglia. On ne peut pas raconter la pauvreté un pauvre à la fois. Un pauvre marche dans la rue. Un pauvre attend son autobus sous la pluie. Moi dans ma cuisine. Quand t'es venu la dernière fois, j'étais assise exactement là. Le temps des pauvres est un élastique qui les ramène toujours au même endroit.

J'étais assise exactement là, je me mordais la lèvre de la même façon, je portais ce vieux gilet de mon père, renforcé aux coudes de patches de suédine, et je t'avais dit exactement comme tantôt : " J'ai du miel si tu n'aimes pas le sucre brun, veux-tu du miel ? "