Le samedi 23 mai 1998


Le rap du vieux
Pierre Foglia, La Presse

Je sortais de chez quelqu'un, deux ados assis dans les marches d'escalier m'empêchaient de passer.

Tassez-vous les jeunes.

Oui monsieur, ils ont dit en me libérant un passage.

Hey, c'était une blague !

Quoi ?

Tassez-vous les jeunes, c'était pour rire.

Ils ne riaient pas. Les gens sont méfiants quand on leur parle dans la rue. Vous prennent tout de suite pour un sauté, ou si c'est des jeunes, pour un pédé. Vous me prenez pour un vieux pédé, les jeunes ?

N'ont pas répondu. Ça a été long avant de les faire parler. Il a fallu passer par la musique. Vous êtes des rappers, c'est ça?

Vous aimez le rap, monsieur ?

Non.

Vous écoutiez quoi comme musique dans votre temps, monsieur ?

La belle de Cadix a des yeux de velours tchika tchik aïe aïe aïe...

Vous avez une belle voix, monsieur, vous avez été chanteur dans votre temps ?

Arrêtez de dire " dans votre temps ". Ça rend les vieux nostalgiques. Surtout au mois de mai. Depuis 68, le mois de mai est le mois de la nostalgie, vous le saviez ? Vous voulez que je vous parle du Che, les jeunes ? De Bob Dylan ? De Janis, de Pie XII, de la guerre du Vietnam ?

Vous avez fait la guerre du Vietnam, monsieur ?

Non. Mais j'ai fait les manifestations contre la guerre du Vietnam au parc Lafontaine et devant l'ambassade des États-Unis. On n'était pas des moumounes, dans mon temps.

Ça donnait quoi, monsieur ?

Rien, mais on rencontrait des filles. Après la manifestation, on allait écouter de la musique chez elles.

Du rap ?

Y'avait pas de rap. Dans mon temps, les filles aimaient bien Jean-Michel Jarre, ou The Köln Concert ou Chick Corea, ce genre de machin. Dans mon temps, les filles confondaient souvent musique et papier peint. Mais elles étaient super gentilles. Elles nous réveillaient en plein milieu de la nuit pour nous dire des trucs comme : " Tu devrais rentrer chez toi, ta blonde va s'inquiéter. "

Parlez-nous encore des filles de votre temps, monsieur..,

Que voulez-vous que je vous dise ? Nous vivions des temps extrêmement féminins. La femme était très valorisée, on demandait aux hommes de développer leur côté féminin. C'est vers cette époque que j'ai appris à tricoter.

Vous savez tricoter, monsieur ?

Comme un dieu.

Au cégep cette année, on avait un travail à remettre sur les baby-boomers, pour ça on devait lire des textes de Marshall McLuhan. Vous le connaissez, monsieur ?

Un peu. C'est le gars qui a dit : " Le monde vous regarde. The whole world is watching. " Il aurait mieux fait de se taire. C'est comme lorsqu'on dit à un enfant : " Vas-y, on te regarde. " L'enfant fait le con, forcément. Le monde a fait pareil. Il a fait l'intéressant. Le monde a donné un show au monde. Le pasteur Martin Luther King, bang en direct. Robert Kennedy, couic, en direct aussi. Le direct, c'était le nouveau truc. C'était en 68, les rues étaient pleines d'étudiants, des fois la police tirait, 300 morts à Mexico, juste avant les Jeux. Mais le show qui a le plus pogné, c'est l'assassinat d'un jeune Vietnamien dans une rue de Saigon. On le voit debout au milieu de la rue, les mains attachées dans le dos, il porte une chemise carreautée sortie de ses pantalon, un pan de sa chemise retrousse légèrement à cause du vent. Un officier de police, bras tendu, braque un revolver si près de sa tempe que le jeune doit pencher la tête sur le côté pour ne pas entrer en contact avec le canon. On voit le doigt du flic se crisper sur la détente. Le jeune Vietnamien se replie comme un accordéon. La détonation a juste fait un petit pop. On était pop dans mon temps. Même les exécutions étaient pop... Les Français aussi on fait leur show en 68, avec le sens de la dérision poétique qu'on leur connaît, et ça a été la grande fête des mots.

Et les vieux, comment étaient les vieux dans votre temps, monsieur ?

Dans mon temps, les vieux acceptaient d'être vieux. Et ça rendait les choses plus faciles à tout le monde. Le temps passait différemment. Le temps passait au présent, comme il se doit, mais en même temps, le passé continuait d'exister. Les deux temps, le présent et le passé, cohabitaient, se superposaient. Pouvez-vous imaginer une chose aussi étrange, jeunes gens ? Un passé pas honteux, pas accablé. Un présent pas chialeux, pas agressif, pas occupé à chercher des coupables. Dans mon temps, on vivait au présent c'est sûr, mais en même temps, on savait que tout avait déjà eu lieu, et ça n'enrageait personne. Quand il arrivait un événement, on ne disait pas ah là là comme c'est chiant, c'est le même événement qu'avant qui recommence, c'est la faute des vieux. Dans mon temps, quand il pleuvait, on ne disait pas c'est la faute de ce salaud de pépère, la jambe lui faisait mal hier. Et bien entendu, on ne pensait pas qu'en cassant les jambes de pépère, on empêcherait de mouiller.

C'était comme ça dans mon temps. Les profs de philo écoutaient Tangerine Dream, ça les rendait plus planants. À San Francisco, les maisons étaient bleues et la mode était aux gros seins. Mais pas moi. Moi, j'ai toujours aimé les filles qui avait un sein plus petit que l'autre. Et c'est un détail très très important parce que ça prouve qu'on n'est jamais de son temps.

On est soi.

On est ses particularités irréductibles.

On pourrait faire un rap avec ce que vous dites, monsieur. Le rap du vieux.

Ne vous gênez pas. Mais je vais vous donner une meilleure idée. Pour faire un rap sur cette époque-là, vous devriez lire Yeats, un poème intitulé The second coming... things fall apart, the conter cannot hold, mere anarchy is loosed upon the world, and everywhere the ceremony of innocence is drowned.

Absolument rien à ajouter.

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Hey, je vous quitte pour dix jours de vélo. Je vous reviens le samedi 9 juin.

Avant de vous quitter, je vous laisse le bonjour de mes voisines les vaches, des génisses de moins d'un an qui n'avaient jamais goûté d'herbe tendre avant qu'on les sorte de l'étable, avant-hier. Elles ont commencé par se jeter sur les clôtures, par pur esprit de contradiction, me semble-t-il, et depuis, elles piétinent, flanc contre flanc, le même minuscule carré de l'immense et magnifique prairie qui s'étend devant elles. Je voulais le dire à mes jeunes rappers, ne faites donc pas du monde le même usage borné que ces vaches-là de leur pré. Allez, je vous embrasse.