Le samedi 6 juin 1998


Allez les bleus
Pierre Foglia, La Presse

J'arrive de France, de trop courtes vacances de vélo dans le Cantal. J'y retourne dans quinze jours pour couvrir la fin du Mondial, je me demande si je connaîtrais aussi bien la France si je n'avais pas émigré en Amérique.

L'avion du retour était plein de Français qui viennent au Québec pour ses grands espaces. Un jour je détournerai un avion de Français vers Saint-Armand. Je leur montrerai le vert de mes prairies, la courbe du chemin qui mène à une jument et son poulain et le rose exténué des lupins.

Puis l'envers de la médaille, je leur montrerai à moins de deux kilomètres de mon paradis assiégé, une fort bruyante carrière, et aussi la gigantesque usine de chaux qui illumine la nuit et emplit l'air de poussière, et encore la méga-scierie et sa piste d'atterrissage qui m'a déjà contraint à déménager, plus quelques porcheries et leurs fosses à purin. Pour finir ma leçon de géographie, je déplierai une carte du Cantal, je poserai mon doigt n'importe où sous Clermont-Ferrand, et je leur dirai : ici, mes amis, ici il n'y à rien. Ici, des grands espaces.

Durant cette semaine passée à pédaler les hauts pâturages du Cantal, à traverser des villages orphelins sur leur colline, durant cette semaine jaune des buissons de genêts et grise des toits d'ardoise, je me suis souvent demandé pourquoi les Français ne vont pas vers ces grands espaces-là, au coeur même de leur pays, plus sauvages et désolés qu'ils ne les trouveront ici.

Je garde le souvenir d'une promenade après souper, c'était dans un de ces minuscules villages où les ruelles se perdent dans les prés au bout de trois maisons et demie. Nous marchions sur la croupe d'un plateau battu par les vents. À portée de la main, le pain de sucre du Puy-Mary était déjà tout infusé de nuit. Ai-je dit que j'étais avec deux amis ? Nous parlions de rien, de nos enfants, de nos différences, pour un instant la vie est redevenue toute simple, avec seulement un ciel, une route et le tintement lointain des cloches des vaches en transhumance. Une de ces soirées parfaites, au confluent de la géographie et de l'amitié, sans panneau-réclame pour dire attention, ici confluent de la géographie et de l'amitié.

Il n'a fait ni très beau ni très chaud durant cette courte escapade d'une semaine. C'était quand même le temps des cerises. On annonçait des fêtes de cerises dans les villages que nous traversions, et des grands concours de " cracher de noyaux ".

Mais c'est surtout le pays du fromage, le Cantal bien sûr, ces meules de 40 kilos exposées dans la vitrine des fromagers comme des morceaux de lune. Le Cantal, le St-Nectaire, les bleus d'Auvergne et un nouveau que je ne connaissais pas, que l'on n'importe pas chez nous, le Salers, du nom de la vache rouge feu qui lui donne son lait : la Salers. La vache elle-même tient son nom du village de Salers, deux étoiles au guide vert Michelin qui en fait une des villes les plus attirantes de la Haute-Auvergne. Quand on sait lire un guide, " attirant " est un mot-alarme qui dit attention, piège à cons. Et c'est exactement ce qu'est le village de Salers.

Tout au contraire, le Salers, le fromage, est un grand moment de vérité. Un fromage qui sent l'étable, plus précisément qui sent le suint qui perle du cul des vaches. Un de ces fromages qui rappelle à l'homme parti faire du vélo avec des copains, qu'il a aussi une fiancée, merci mon dieu de tant de bontés.

Qu'est-ce que je disais ? Ah oui qu'à cause de la pluie, on a moins pédalé que prévu. Cela nous a laissé plus de temps pour regarder vivre les Français, toujours aussi gentils avec les Québécois, toujours en extase devant le Canada, " Quel beau pays vous avez là ! " comme s'ils avaient rencontrés Sheila Copps un par un dans une ruelle et qu'elle leur avait fait je sais pas quoi.

Vous y êtes allés au Canada ?

Oui ils y sont allés. Pas plus tard que l'automne dernier à la chasse à la bécasse.. Ou à la pêche au saumon du Pacifique. Ils nous montrent des photos où on les voit debout à côté de poissons presque aussi grands qu'eux. Et toujours les chutes du Niagara. Et toujours une réserve indienne, le plus souvent chez les Hurons de la région de Québec qui ont décroché, les chanceux, le lucratif contrat des mocassins en phentex.

Bien sûr on a aussi regardé la télé. Les premiers jours d'un voyage en France, la télé française est toujours source d'un immense étonnement : comment un peuple qui place l'intelligence au premier rang de toutes les vertus, peut-il faire une télévision aussi, consternante ? Cela fait du bien d'en parler, ne serait-ce que pour nous consoler de la nôtre.

Notre plaisir a été redoublé cette fois-ci par un événement télévisuel tout à fait extraordinaire : la fête à Michel Drucker. Avec tous ses copains et copines vous pensez bien, la fête a duré au moins quatre heures, narcissique, emphatique, un Himalaya de ringardise, Drucker fait penser à la bavette, ce steak à la française un peu filandreux, taillé, dit le dictionnaire, dans " le bas de l'aloyau ". Drucker c'est du bas d'aloyau avec une rondelle de cornichon pour faire américain, c'est comme ça qu'on est moderne en France. La rondelle de cornichon était cette fois notre Céline Dion. Êtes-vous fiers au moins ?

Ne vous méprenez pas, la France est un pays merveilleux quand on ferme la télé, et quand on se tient loin de la seconde plus grande calamité française : le guide du Routard. Je sais que vous vous y fiez beaucoup c'est pour cela que je souligne.

Un exemple entre cent. Il y a à Collandres, village isolé du Parc national des volcans, une auberge rudimentaire, tenue par une veuve, dont le Routard dit qu'elle est une maîtresse femme qui fait tout elle-même, les légumes du jardin mijotent sur un vieux fourneau à bois, toute la rusticité et l'authenticité du terroir cantalou dans l'assiette, ne manquez pas le jour de lapin farci, attention accueil parfois un peu rugueux. Vous reconnaissez le ton ?

Tout faux. L'accueil n'est pas rugueux, il est pathétique. Folklorisée, la pauvre femme s'efforce de ressembler au personnage dans lequel le Routard l'a enfermé, et c'est d'un pénible ! On souffre pour elle. Quant au lapin il est mal cuit, et le reste à l'avenant.

Méfiez-vous des guides. Des chroniqueurs aussi d'ailleurs : ils sont généralement plus préoccupés par les mots pour dire les chose que par les choses elles-mêmes.