Le samedi 25 juillet 1998


L'épopée de l'EPO
Pierre Foglia, La Presse

Trois jours avant le départ du Tour de France, le soigneur de l'équipe cycliste Festina est interpellé à la frontière franco-belge. On a trouvé dans sa voiture assez de produits dopants pour faire 225 fois le tour de l'Europe.

C'est ainsi que, par l'entêtement d'un douanier zélé, le monde vient de découvrir que les coureurs cyclistes se droguent. Et comme le monde sait que je couvre habituellement le Tour de France, le monde me dit, mais enfin M. Foglia, c'est épouvantable, comment ça se fait ? Pourquoi ?

Pourquoi quoi ?

Pourquoi les coureurs cyclistes prennent de la drogue ?

Pour la même raison que vous capotez en ce moment sur le Viagra, ou sur le Prozac, ou sur le millepertuis, la plante à la mode cet été. Athlète ou pas, on se drogue toujours pour la même raison : pour tripper, pour bander, pour gagner. On se drogue parce qu'on cherche un raccourci vers le bonheur.

Dans le sport, en ce moment, le raccourci magique vers la victoire et vers la fortuné se nomme EPO. Non ce n'est pas abréviation " d'épopée ". EPO pour érythropoïétine, une hormone sécrétée naturellement par le rein, mais produite aussi en laboratoire pour le traitement de l'anémie. L'EPO, en agissant sur le moelle osseuse, déclenche la fabrication de globules rouges. L'EPO donne en trois semaines le même résultat, le même surplus d'oxygène, dans le sang, que cinq mois d'entraînement en aérobie. Mettez-vous deux secondes à la place d'un athlète d'élite. Tout le monde en prend, pourquoi pas lui ?

Aucune drogue ne peut faire gagner le Tour de France à un nul, c'est entendu. Mais qui vous parle de nuls ?

Le Danois Bjarne Riis est un bon coureur qui n'avait jamais rien gagné de sa vie. À 33 ans il est soudain devenu un aigle, survolant le Tour 1996 à la surprise de tout le monde... Les Festina sont des bons coureurs qui n'avaient brillé dans aucune épreuve l'an dernier avant de mener un rodéo d'enfer dans le Tour... Jan Ullrich est un excellent coureur. Il y a deux mois, à court de condition, il était pourtant incapable de suivre le peloton. Le voilà qui mène la charge dans les cols... Richard Virenque est un bon petit grimpeur, sans plus, il y a trois semaines, au championnat de France, il se faisait lâcher par Jalabert qui n'est pas un grimpeur. Je suis pourtant certain que si les Festina étaient encore dans le Tour, Virenque nous ferait son grand numéro de roi de la montagne... Jalabert, puisqu'on en parle, Jalabert et tous les coureurs Once n'ont pas été victimes d'une intoxication alimentaire, il y a deux ans dans la Vuelta. Ce qui est curieux, c'est que les trois autres équipes qui ont mangé exactement la même chose, à la même table du même hôtel n'ont pas été malades... L'année dernière, avec à peu près le même effectif, l'équipe Casino n'a pratiquement rien gagné de la saison. Cette année, soudainement, les Casino ont plus de 40 victoires, dont deux victoires d'étape dans le présent Tour de France ( Durand et Massi ) en plus de Hamburger qui a porté le maillot jaune...

Ce que je vous raconte là, tout le monde le sait dans le milieu. Tout le monde sait que les équipes sont " suivies " médicalement, mais en même temps personne ne veut le savoir. Instances sportives, fédérations, organisateurs et commanditaires, tous aveugles et sourds par convenance. On a fait grand cas il y a deux ans de l'instauration de contrôles inopinés. On allait nettoyer l'abcès. La joke ! Ces contrôles inopinés sont vite devenus " les contrôles inopinés du... mercredi midi ! " Des vrais contrôles surprise eussent privés le Tour de la moitié du peloton. Pour vous dire, pas un seul coureur des équipes vedettes Festina et Telekom n'a été contrôlé durant le Tour l'an dernier. On touche ici au vrai bobo.

On vous a souvent raconté que la lutte contre le dopage était impossible parce que les athlètes avaient toujours une hormone de croissance d'avance, ou une hémoglobine réticulée, ou un perfluocarbone, je vous nomme là les dernières drogues à la mode. On vous a raconté que les produits masquants rendaient le dépistage impossible. On vous a surtout raconté qu'on mettait tout en oeuvre pour éliminer les tricheurs.

Bullshit. Et d'abord, peut-on parler de tricheurs quand tout le monde triche ? La pomme pourrie suggère un panier de pommes saines. Bullshit encore. En cyclisme, mais pas seulement en cyclisme, en athlétisme, au foot, dans les ligues professionnelles nord-américaines - les monstres de la NFL et de la NBA - l'usage de la dope est si banalisé, si répandu qu'il faut renverser l'image, chercher la pomme " nature ", parmi les " traitées ", parmi les pommes boostées...

N'empêche que si on le souhaitait vraiment, la médecine, la biologie permettent, aujourd'hui de poser un DIAGNOSTIC de dope aussi clair qu'un diagnostic de grippe ou de rougeole. Mais on ne le souhaite pas justement. Pourquoi ? Parce que devant l'ampleur de l'épidémie, on serait bien obligé d'admettre que c'est le sport qui est malade, pas les athlètes.

Et admettre que le sport est malade serait prendre le risque de faire fuir les commanditaires qui investissent dans la pureté...

La tourmente fortuite qui balaie aujourd'hui le Tour de France ne résulte évidemment pas d'une volonté d'en finir avec la dope. Troisième événement sportif en importance au monde, après les Jeux olympiques et le Mondial, le Tour de France est ( était ? ) une affaire d'or gérée par une petite mafia, Jean-Marie Leblanc, Jean-Claude Killy et compagnie, qui n'a jamais voulu savoir comment Indurain avait gagné cinq tours de France de suite. Elle ne voyait surtout pas, l'intérêt d'informer ses commanditaires, Coca-Cola, Fiat, le Crédit lyonnais que l'épopée qu'elle leur vend se nourrit d'EPO. Quand on parle de dopage sportif, gardez toujours à l'esprit que la santé financière des grandes organisations sportives passe avant celle des athlètes. Quand Samaranch et les pontes du Comité Olympique international disent " allons donc, ce sont juste quelques brebis galeuses qui se droguent ", ce n'est pas parce, qu'ils le croient, c'est pour rassurer Coca-Cola. Cela dit, et ma logique vous échappera sûrement si vous n'êtes pas un mordu de vélo, je suis bien content que le Tour de France ne soit pas annulé. Les coureurs donnent un sacré show, malgré tout. Ullrich, Pantani, Jalabert, et Bobby Julich, merci.

Combien de dopés dans ces quatre-là ? Je dirai au moins trois, mais sûrement quatre. Et je vous dirai autre chose : je m'en contrecrisse.