Le mardi 28 juillet 1998


Secret militaire
Pierre Foglia, La Presse

Vous le savez, je ne suis pas l'homme des grands scoops, ni des reportages en pirogue sur l'Amazone avec les crocodiles et tout ça. Jamais les criminels qui prennent des gérants de caisse populaire en otage ne disent, on veut que Foglia soit là. Jamais. Je n'ai pas non plus d'amis travestis qui se font appeler Georges profonde et qui auraient couché avec Lucien Bouchard déguisé en infirmière. Je me suis fait une raison, et une spécialité des petites choses de la vie en prétendant que c'est dans les petites choses que se trouvent les vérités universelles, mais en réalité c'est parce que les grandes choses m'échappent. En réalité, je rêve depuis toujours de recevoir une enveloppe marquée " Top secret " avec à l'intérieur quelque énorme scandale qu'il me faudrait aller déposer aussitôt dans un coffre de sécurité en changeant trois fois de taxi. Cette enveloppe je ne la recevrai jamais, je le sais. Tant pis.

Pour me narguer sans doute, le destin vient de m'adresser un clin d'oeil dérisoire. Je reçois à l'instant, sous le sceau de la confidentialité, un document fédéral officiel dont la première page porte cet avertissement : " Aucune partie de ce document ne peut être reproduite "... Le dérisoire tient surtout au contenu du document qui émane de l'office des normes générales du Canada, Office qui relève du ministère des Travaux Publics ( Ministre responsable : Alfonso Gagliano).

Le document a été rédigé par le COMITÉ SPÉCIAL DES PAPIERS HYGIÉNIQUES. Non, ce n'est pas une blague. Quelques mots d'explication pour les sceptiques ou les septiques, au choix, ici on peut écrire les deux. Peut-être le savez-vous, les produits fabriqués au Canada, tous les produits, mêmes les plus communs, les plus domestiques comme le papier hygiénique doivent répondre à des normes nationales. Ces normes sont fixées par des comités ad hoc formés de fonctionnaires auxquels se joignent des représentants de l'industrie. Elles sont ensuite homologuées par l'Office des normes générales du Canada.

Le document que j'ai en main est le rapport du comité spécial ad hoc qui a établi les normes canadiennes des papiers hygiéniques en rouleaux ou en feuilles, fabriqués à partir de fibres vierges ou recyclées.

Pourquoi en interdire la publication ? Pourquoi priver le public de son droit sacré à l'information ? Pourquoi me priver, moi, du premier vrai scoop de ma carrière pépère ?

Je ne me laisserai pas faire. Je vais tout dire.

Et d'abord je vais nommer les plus éminents des 33 experts de ce comité présidé par R.A. Joss, lui-même expert-conseil. Je nommerai ensuite M. Enriquez des laboratoires canadiens pour la recherche du commerce de détail. M. Grant du ministère des services du Manitoba. Ses homologues, M. McLaughlin de l'Ontario, M. Breen du Nouveau-Brunswick et M. Rashid du ministère des travaux publics de l'Alberta. Également, M J. Beshai du Ministère de la défense nationale. Est-ce à la suggestion de ce dernier que la fabrication du papier cul au Canada est devenu un secret militaire ? Le document ne le précise pas.

Et maintenant les principales conclusions du rapport.

Article 4.2 - Le papier hygiénique fabriqué au Canada devrait être mat, mou, souple, de structure homogène exempt, dans la mesure du possible, de toute éclisse, trous, ruptures ou faux-plis.

Article 5.1.2 - Absorption : à l'essai effectué conformément à la méthode F.4 de l'ACPPP, le temps moyen d'absorption du papier hygiénique fabriqué au Canada ne doit pas être supérieur à 20 secondes, pour O,l ml d'eau distillée.

Article 5.1.3 - Brillance : aucun degré de brillance n'est précisé pour le papier hygiénique.

Article 5.1.5 - Le papier doit être Perforé à intervalles réguliers de sorte que les feuilles se détachent facilement ; il doit être enroulé uniformément autour d'un tube d'un diamètre d'au moins 3 cm.

Félicitons le comité de son beau travail.

Et félicitons-nous, encore une fois, d'être Canadiens. Félicitons-nous, comme société, d'avoir la volonté politique de s'attaquer aux véritables problèmes et de soigner des détails, dont d'autres, moins soucieux du bien-être des citoyens, se torcheraient sans doute.

Et Marco sauva le Tour -

" Et vint Marco Pantani qui sauva le Tour de France et le cyclisme. "

C'est ainsi qu'on écrira l'histoire du cyclisme dans quelques années. Le Tour de France 98 avait sombré dans le fait divers et avec lui tout le cyclisme. Les uns disaient qu'on devait arrêter le Tour. D'autres, au contraire, qu'il fallait aller au bout du calvaire rédempteur.

Vint Marco Pantani. Le Tour entrait dans son royaume : la montagne. Le Galibier par la face nord. Ses 18 kilomètres d'escalade avec en plein milieu son Plan de Lachat à 10%. C'est là que Pantani, qui jusque là n'avait rien dit, montra aux autres ce qu'il fallait faire pour sauver le Tour. Il s'est dressé sur ses pédales et s'est envolé en enroulant un de ces développements énormes qu'il est le seul à pouvoir pousser au plus dur de la pente.

Il s'est alors passé trois choses.

1) Marco Pantani a fait exploser le Tour de France comme il avait fait exploser le Tour d'Italie au début juin. Il a fait subir à Ullrich dans le Galibier le même -sort qu'à Zulle dans la Croce Domini.

2) Devant l'énormité de l'exploit, tout le monde s'est tu, ce qui a fait le plus grand bien au Tour de France qui avait bien besoin que tout le monde arrête deux minutes de dire des conneries.

3) Tout le monde s'est remis à rêver. Et c'est dont le vélo manquait le plus : de rêve. Depuis quelques années, le vélo crève de ne plus rêver ( bien plus que de la dope ). Crève de victoires programmées, de contre-la-montre arides, et des gros mollets de Cipollini.

Pantani se dresse sur ses pédales, grimace affreusement, souffre mille morts... Et l'Italie qui aime les héros qui souffrent s'enflamme comme si elle avait gagné le Mondial. Le plus grand cycliste de tous les temps est Belge, c'est Merckx. Mais les plus prodigieux, ceux qui font rêver, sont Italiens, Coppi et Bartali. Pantani renoue avec leur mythe.

C'était en 94, Pantani était tombé dans le col du Glandon, durement touché au genou on a cru qu'il allait abandonner, mais il s'est relevé et a lâché Indurain dans le col suivant, la Madeleine. J'étais à l'arrivée, je l'ai vu enlever son maillot : il est gros comme une puce, laid comme un pou, il a un papillon tatoué sur l'épaule gauche mais ce n'est pas de la frime : c'est vrai qu'il vole.