Le jeudi 13 août 1998


L'Homme de toute éternité
Pierre Foglia, La Presse

C'est automatique, dès que je m'installe dans le sofa avec La Presse, mon chat Picotte saute sur mes genoux pour que je lui en fasse la lecture. Voyons voir...

Dix-jours avec un cadavre dans le placard. Tout à fait ton genre d'histoire, ça, Picotte... Un type rencontre dans la rue un gars qui lui doit de l'argent. Il l'invite à la maison. Le tue. Le coupe en deux, " à la taille " précise le texte, ce qui est la bonne méthode, je te le signale Picotte, c'est par la taille que l'homme est le plus facile à couper en deux, juste au-dessus du râble. Quand on lui a cassé l'épine dorsale, il ne reste plus qu'à ouvrir les peaux du ventre qui retiennent la tripaille pour détacher le tronc du haut.

- Pardon ? Pourquoi couper un homme en deux ? Je crois que c'est ici par souci de rangement. Dans les appartements des villes, les garde-robe sont souvent trop exigus pour contenir un cadavre debout. Mais tu permets que je continue ? Donc le type coupe le cadavre en deux, emballe les deux morceaux dans des sacs de plastique, qu'il fourre dans un garde-robe. Pour masquer l'odeur à son coloc, il fait brûler de l'encens. Et cela aussi c'est une bonne idée, l'encens, la myrrhe et le cinnamome rapporte le livre des parfums de Bouddha, ont des arômes un peu sucrées qui se confondent subtilement avec celle de l'homme qui se décompose.

C'était donc dans La Presse de lundi.

Dans le numéro de mardi, rebondissement dans l'affaire du placard sanglant : l'homme en deux morceaux se révèle être une femme en entier. C'est pour te dire, mon vieux Picotte, quelle époque trépidante nous vivons.

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Picotte, rentre tes griffes s'il te plaît. Ne sois pas si effrayé, l'Homme et sa fiancée ne font pas que se trucider et se couper en deux. J'en connais de très affectueux qui débordent d'amour pour les animaux, pour les chats bien sûr, mais aussi pour les oies et les vaches qu'ils s'attachent tout particulièrement à protéger. Les premières du gavage. Les secondes du boucher. Un peu excessifs peut-être, ils ne veulent même plus qu'on traie leurs vaches, décrétant que le lait est raciste, c'est d'ailleurs l'étonnante manchette du Burlington Free Press d'aujourd'hui que je viens de rapporter de St-Albans : Animal group calls milk " racist "...

Ces animalistes radicaux argumentent que le lait est un aliment moins universel qu'on ne le croit. Ce qui n'est pas faux. Des millions d'Africains, de Latinos, d'Asiatiques, d'autochtones sont allergiques au lactose. Soixante-quinze pour cent des Noirs, 90 % des Asiatiques, et bon nombre de Latinos ne peuvent boire de lait, ni manger de fromage ou de yogourt. Même chez les autres, les Blancs ordinaires, l'intolérance au lactose est assez fréquente. De là à dire que le lait est raciste c'est prêter aux choses une responsabilité morale qui portera bientôt le moralisme a sa phase convulsive. Le moralisme qui nous a déjà gâté le jugement, nous gâtera-t-il aussi le goût ?

Toi et moi, mon cher Picotte, savons qu'un chat n'est pas qu'un chat, mais bon, du lait c'est du lait. Et une vache une usine à lait sur pattes. Quant à l'oie c'est un animal vindicatif sans autre intérêt que de finir dans l'assiette sous forme d'une tranche de foie gras frais arrosée de jus de truffes.

De toute façon, le fermier du Vermont se défend bien de maltraiter ses oies et ses vaches comme le prétendent les membres de People for the Ethical Treatment of Animals. Le fermier du Vermont a d'ailleurs profité de l'occasion pour énoncer une vérité empreinte d'une grande sagesse, que tous les petits et grands boss de la terre ( en particulier les miens ) auraient intérêt à méditer : An unhappy cow is not a good-producing cow.

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Pour finir, mon vieux Picotte, je vais te lire une chose étonnante que je rapporte des Europes où je suis allé, on te l'a sûrement dit, assister à la fin de ce tour de France des dopés qui nous a amenés à nous poser de multiples questions sur les enjeux du sport, dont celle-ci, fondamentale : le sport doit-il viser à la réalisation de l'athlète ou à la réalisation d'un spectacle ? Question qui découle d'une autre, plus universelle, sur la nature de l'art qui, je vous le demande, doit-il viser à la réalisation de l'artiste ou à la création d'une oeuvre ? Peut-on parler d'une oeuvre sportive ? Si oui goûtons celles que nous offrent les athlètes sans plus nous inquiéter de leur santé que nous nous sommes inquiétés de celle de poètes sur l'opium, des cinéastes gelés à la coke, des peintres éthyliques. Si non, si la réalisation de l'athlète dans le respect absolu de son intégrité physique est le premier but du sport alors il faudra s'inquiéter de la première de toutes les dopes, celle qui suscite toutes les autres : l'entraînement. C'est en s'entraînant comme des malades que les athlètes d'élite deviennent malades, bien plus qu'en prenant de la dope...

Mais je t'ai promis de te lire quelque chose d'étonnant, mon vieux Picotte, sur le ridicule de se prendre la tête, ou si tu préfères, sur la confusion qu'entretiennent parfois les intellectuels entre réfléchir et se crosser les neurones. C'est un extrait d'un texte publié dans la page des Débats du journal Libération, sous le titre : Le dopé et le sacré. L'auteur, Christian Prigent, est parait-il écrivain, voici sa réflexion sur la part de rêve que réclame le public du Tour de France...

Il ( le public ) voit un exploit sexuel dans la performance de coureur casqué comme un gland huilé et pistonnant, obus phallique fonçant dans l'air... il veut jouir ( toujours le public ) de la sensation de l'inquiétante étrangeté devant ces bolides déshumanisés qui s'enfoncent en ahanant dans la masse charnelle qui s'ouvre et braille sa jouissance. Il veut la vision de ces Centaures imbriqués dans leur exosquelette de carbone et de titane...

Peut-être te demandes-tu ce qu'est un exosquelette de carbone et de titane, mon cher Picotte ? Exo, dehors. Exosquelette, le squelette extérieur du coureur, c'est-à-dire, sa bicyclette !

Voilà mon vieux Picotte c'était les dernières nouvelles de l'Homme telles que nous les rapportent les journaux. Rien de bien neuf comme tu vois, l'homme a toujours caché des cadavres dans les placards, et toujours essayé d'appeler son vélo autrement qu'un vélo. L'Homme mon vieux Picotte ! L'Homme de toute éternité. Que dirais-tu de brûler un petit bâton d'encens pour en chasser l'odeur un instant ?