Le samedi 15 août 1998


Profitez bien des spéciaux...
Pierre Foglia, La Presse

Chers parents, afin que vous puissiez profiter des spéciaux pour vos achats des effets scolaires de votre enfant, voici la liste des items qu'il devra se procurer pour la rentrée...

Suit la liste des " items ". La lettre est signée du directeur de l'école. Première communication de l'école de l'année : trois fautes en trois lignes. Deux anglicismes et un barbarisme.

1- On ne dit pas spéciaux : il faut dire soldes ou rabais.

2- On ne dit pas items : en français item appartient au vocabulaire de la linguistique. Il fallait dire la liste des articles.

3- Effets scolaires est un barbarisme. Il faut dire fournitures scolaires.

Il eût été si simple de taper en haut de la circulaire : " Liste des fournitures scolaires pour la rentrée ", puis d'énumérer les articles, deux gommes à effacer, une règle de 30 cm, une paire de ciseaux, 4 crayons à mine ( et non à la mine, comme il est écrit ).

Je vous accorde que items et spéciaux sont très couramment employés dans notre parlure, et je ne perdrais pas une seconde à en relever l'usage fautif s'il n'émanait pas de l'école, c'est-à-dire du moule dans lequel est coulé le langage commun. Dans un moule, il n'est pas de petits défauts, il n'est que des vices de forme irrémissibles. Qu'on ne se tourne surtout pas vers la secrétaire qui a tapé ces lettres, toute communication qui émane d'une école devient syntaxe éditoriale ( au sens où elle engage la direction ) et devrait toujours faire l'objet d'une rigoureuse supervision. On n'a pas le droit de faire de fautes quand on est la matrice du langage.

Mais me voilà loin de mon propos. J'allais vous parler de cette lettre pour tout autre chose que la syntaxe, pour les premiers mots en fait : Afin que vous puissiez profiter des spéciaux...

Comment ça ? Depuis quand l'école a-t-elle le mandat de courir les aubaines avec les parents ? Et jusqu'où vont ces accommodements ? Comme par hasard la circulaire de l'école s'est retrouvée dans la boîte aux lettres en même temps que les prospectus " spécial rentrée " de Zellers, de Bureau en gros et de Jean Coutu...

On imagine le vice-président aux fournitures scolaires de chez Zellers appelant son contact à la commission scolaire :

- Pour les crayons de couleur en bois, allez-vous exiger la boîte de 60 ou celle de 24 ? Me semble que pour quatre dollars de plus, la boîte de 60 est une aubaine, qu'en dites-vous cher ami ? Et pour la calculatrice des secondaires 4, nous avons celle à 127 $ et celle à 69 $ qui suffirait en principe, mais celle à 127 sera très utile à ceux qui iront en sciences au cégep dans deux ans, alors nous disons celle à 127 pour tout le monde ? On ne se trompe jamais avec la qualité. Allez, saluez bien votre épouse, au fait notre maison en Martinique sera libre en février, je vous offre bien sûr de l'occuper comme l'année dernière...

Je fabule bien sûr.

N'empêche que la rentrée scolaire ressemble de plus en plus à Noël. Une grande fête marchande qui excite les enfants et désespère un peu les parents, je viens d'en visiter à l'instant qui ont trois enfants, un grand et deux petites, ils ont calculé devant moi : 700 $ en fournitures scolaires. Et ne sont pas inclus les souliers neufs, les sarraus pour le labo, les trucs pour la gymnastique, les cours de piano, etc.

- Pourquoi avez-vous si hâte à la rentrée les filles ? Je ne savais pas que vous aimiez autant l'école !

Toutes excitées, les deux petites feuilletaient les prospectus qu'elles venaient de trouver dans la boîte aux lettre tandis que la mère épluchait la circulaire de l'école.

Je veux bien croire que c'est le hasard qui a fait arriver en même temps les demandes de l'école et les offres des marchands, mais que la rentrée scolaire soit devenue un immense bazar, ne relève pas du hasard mais de notre consumérisme galopant.

C'est la rentrée et quel conseil donne un directeur d'école aux parents ? D'amener tout doucement les enfants à renouer avec l'effort ? Un brin de lecture ? Quelques révisions ? Nenni mon prince. Le conseil c'est de profiter des spéciaux.

Vous ne m'avez pas répondu les filles, pourquoi avez-vous si hâte à la rentrée ?

La mi-août de mon enfance sentait le cuir des sacs d'école neufs et la petite mort de la fin des vacances, on ne trépignait pas d'impatience, on n'avait pas hâte de retourner étudier, ce sont des enfants bougons et rétifs que les mères traînaient à la papeterie du coin, acheter cahiers et crayons. On avait le sentiment qu'on nous volait les derniers feux de l'été. Les enfants d'aujourd'hui sont-ils plus studieux que nous l'étions ? Quelle est donc cette étrange frénésie qui les presse de retourner là où ils se morfondaient il n'y a pas deux mois ? Que se passe-t-il ?

Noël en septembre, voilà ce qui se passe. La grande fête marchande. La frénésie d'acheter. Les crayons, les cahiers, les marqueurs, les paires de ciseaux, les feuilles de cartable, les dictionnaires, les calculatrices, les kits de géométrie. Des outils pour apprendre, tout cela ? Que non. Des cadeaux. Mais, direz-vous, quelle différence cela fait, puisqu'il faut des crayons et des cahiers de toute façon ?

Vous allez me trouver idiot : je ne sais pas quelle différence cela fait, mais elle est fondamentale ! D'abord je ne crois pas que les listes des écoles s'en tiennent à l'indispensable. Nous sommes devenus de tels cannibales, de tels dévoreurs de biens, qu'il n'est plus possible de discerner ce qui est indispensable de ce qui l'est moins. Mais surtout, je sais qu'en faisant de la rentrée une grande fête marchande on va à l'envers de l'école. Le fun d'acheter, immédiat et facile, est tout le contraire de l'étude et totalement antinomique à l'effort.

La rentrée ne marque plus, comme au temps où elle m'angoissait, le début d'une année d'étude. La rentrée est un événement " le fun ", à consommer en trois jours, une semaine maximum. Trois jours et vos enfants auront épuisé le fun de retrouver les copains un nouveau maître, de fouiller dans leur coffre à crayons neuf.

Trois jours et il faudra bien expliquer qu'on ne dit pas spéciaux, on dit aubaines. On ne dit pas item, on dit article. On ne dit effets scolaires, on dit fournitures scolaires.

Trois jours et vos petits consommateurs de cahiers et de crayons auront déjà recommence à attendre les vacances.