Le samedi 22 août 1998


Le mensonge du président
Pierre Foglia, La Presse

Le président était épuisé. Il avait passé l'après-midi à éviter les pièges du procureur Kenneth Starr et des membres du grand à jury. Son témoignage terminé, le président avait renvoyé ses conseillers sauf David Kendall, son avocat personnel. Les deux hommes étaient seuls dans la salle des cartes, silencieux. Le président brisa le silence le premier.

- Je n'ai pas envie de m'adresser au peuple américain ce soir, David.

- Il le faut monsieur. Votre mea-culpa est indispensable. Les sondages disent que le peuple américain vous pardonnera si vous vous excusez de l'avoir trompé. Si le peuple américain vous pardonne, le Congrès devra enterrer le rapport de Starr...

- David, vous ne croyez pas que le peuple américain est surtout fatigué de toutes ces histoires ?

- Ce n'est pas aussi simple, monsieur. L'opinion publique est extrêmement changeante. Depuis plusieurs mois, c'est vrai, elle penchait de votre côté, vous mentiez, elle le savait et s'en fichait. Aujourd'hui elle est irritée, son président a été surpris les culottes baissées, si vous me permettez...

- Je n'aurais pas moins les culottes baissées, comme vous dites, en me repentant publiquement. Le peuple m'aimera-t-il plus humilié ?

- Le peuple est plein de contradictions. Il est moraliste, mais il est aussi voyeur. Il exige la pureté, mais il aime aussi les intrigues. En vous excusant, vous comblerez son sens moral, et il aura toujours l'intrigue pour s'amuser.

Le téléphone sonna, c'était le secrétariat qui avertissait Kendall que le discours du président était prêt. Kendall le parcourut rapidement sur l'écran de l'ordinateur, puis invita le président à en prendre connaissance :

- Votre adresse au peuple, monsieur.

Le président lut : "...j'ai eu une relation inappropriée avec Monica Lewinsky, une ancienne stagiaire à la Maison-Blanche, j'ai trompé les gens, y compris ma femme et je le regrette profondément. " Le président soupira, demanda à Kendall de le laisser seul.

- La maquilleuse doit arriver dans cinq minutes, monsieur.

- Décommandez-la. Je parlerai aux Américains sans maquillage.

- Mais monsieur...

- Fichez-moi le camp, David

( NDLR : ni le président ni son avocat n'ont souri du jeu de mots " camp David ". Ils n'étaient d'humeur à rire ni l'un ni l'autre, et de toute façon, il s'agit de la traduction de " get lost, David ".)

Son avocat sorti, le président s'installa à son bureau et commença à écrire une nouvelle adresse au peuple américain :

Fellows américains, bonsoir,

Je viens de passer une journée épouvantable c'est pourquoi je me présente devant vous un peu débraillé et sans doute un peu pâle sous la lumière crue des réflecteurs. J'ai refusé qu'on me maquille, peut-être l'ignorez-vous, nous avons à la Maison-Blanche des experts en maquillage qui nous font des têtes pour toutes les circonstances. On voulait me faire, cette fois, une tête de repentant, en forçant un peu sur l'ocre, qui est, parait-il la couleur du repentir.

Je ne suis pas repentant. On m'avait préparé un discours où je disais que je regrette de vous avoir trompé et d'avoir trompé ma femme. Je ne regrette pas. Je suis seulement embarrassé comme tous les gens qui ont à expliquer pourquoi ils ont une maîtresse, ou un amant. Il n'y a rien à expliquer, c'est comme ça, c'est la vie, les trois quarts de toutes les oeuvres littéraires, cinématographiques et théâtrales racontent l'histoire d'un homme qui a une maîtresse, d'une femme qui a un amant, alors s'il vous pliait, cessez de tomber des nues. Je ne vous dis pas que c'est bien, je vous dis que l'adultère est fort répandu. Je ne suis certainement pas le premier président américain qui a eu des maîtresses. Eh bien oui j'ai trompé ma femme, mais il ne vous regarde pas de savoir combien de fois, ni avec qui. Comme président de notre pays, j'ai des comptes à vous rendre sur l'économie, la croissance, l'éducation, les problèmes raciaux, l'insécurité, l'état de la culture, notre politique extérieure, pas sur mes maîtresses. J'ai trompé ma femme, c'est vrai, mais cela ne vous regarde pas.

Je vous ai trompés aussi. C'est la seconde chose que je voulais vous dire aujourd'hui. Je vous trompe sans arrêt en fait, ne sursautez pas, les affaires de l'État sont à peu près ce qu'on vous dit quelles sont, la tromperie dont je parle ici est moins tromperie que manipulation. Ce soir, par exemple. Ce soir, si j'avais écouté mes conseillers, j'aurais pris mon air le plus contrit, adopté mon profil le plus bas, et me serais laissé mettre de l'ocre aux joues pour vous dire que je regrette de vous avoir menti.

Le mensonge est là. Dans la fabrication d'une attitude. Dans le calcul du moindre détail, dans l'ocre de mon fond de teint, dans la façon qu'on me commande d'emmêler mes doigts à ceux de Hillary quand nous prendrons l'avion demain pour Marthas Vineyard.

Le mensonge qui devrait vous préoccuper est celui-là, qu'on vous fait sans arrêt en vous traitant non pas comme un peuple, c'est-à-dire comme un rassemblement d'individus intelligents, mais comme une foule, une masse informe, une multitude, un consensus mou à sonder sans cesse pour l'influencer, pour le manipuler, le façonner, le rendre politiquement praticable.

On vous fait sans cesse le mensonge de vous consulter quand en réalité on vous sonde pour mieux vous conditionner. On vous fait le mensonge de vous parler soi-disant pour vous éclairer, en réalité, pour vous baiser.

On vous fait surtout le mensonge énorme de vous faire croire que vous gouvernez à travers nous. Pas une seconde. Vous ne gouvernez rien du tout. Ce sont les " intérêts supérieurs " qui gouvernent : une clique et l'appareil qui la sert. Si l'on revient toujours vers vous, c'est maquillé, comme je devais l'être ce soir, et avec un plan pour vous tromper.

Oui, je vous ai trompés. Souvent. Mais pas ce soir. Et jamais avec Monica. Quand je vous trompe, c'est toujours avec le pouvoir.

À 2lh5O, les conseillers du président forcèrent sa porte. On le maquilla en vitesse.. On jeta son discours à la déchiqueteuse.

Cinq secondes, trois, deux... Le président se mit à lire le texte qui défilait sur l'écran du moniteur placé devant lui. " Je regrette, d'avoir menti... "

Les Américains qui ont déjà fait un petit pas sur la lune, il y a bien longtemps de cela, sont venus tout près d'en faire aussi un petit sur terre.

Ce sera pour une autre fois.