Le samedi 5 septembre 1998


La poésie
Pierre Foglia, La Presse

C'est par le chroniqueur d'un quotidien de la ville voisine que tout cela est arrivé, alors il faut bien que je commence par vous parler de lui. Je l'ai très bien connu, nous avons habité le même rang, le rang Nord. C'était un chroniqueur qui avait une certaine audience. Son truc : parler de rien à des lecteurs fatigués des crashs boursiers et des accidents d'avion. Son autre truc : écrire juste assez bien pour faire croire qu'il écrivait mal. Bref, il passait pour un original.

Cela dit, c'était un bon chasseur de paysages. Il était habile à les rendre dans ses chroniques, après les avoir saisis dans un petit carnet noir qu'il traînait partout.

C'est ainsi qu'un jour, il saisit le plus beau paysage du monde, sur le rang Nord, tout près de chez lui ( et de chez moi ) et le rapporta dans une chronique que je vous cite de mémoire : " C'est le plus beau paysage du monde, un concentré de bonheur avec un nuage bleuté juste au-dessus. La Toscane et la Provence peuvent aller se rhabiller, et aussi Goa, Positano, Darhamsala, et le Cuzco des Incas. " Le chroniqueur dont je vous parle avait travaillé longtemps au service des sports, et en avait gardé la manie des classements. Il ne lui suffisait pas qu'un paysage soit beau, il fallait que les autres le soient moins.

J'ai dit qu'il avait une audience, on vint de partout admirer le plus beau paysage du monde sur le rang Nord. Des badauds, mais aussi des poètes. C'est d'eux dont je parlerai ici. Et me poserai la question, qu'est-ce que la poésie peut bien apporter au plus beau paysage du monde ?

Je vous le dis tout de suite, rien.

Je m'en doutais un peu, mais je l'ai constaté de mes yeux et de mes oreilles durant cet été où je vis défiler des poètes de tout poil sur le rang Nord. Je vous les présente dans l'ordre où je m'en souviens...

LE MUSICIEN - Vint d'abord un musicien, qui jouait de la trompette comme Miles Davis. Un poète de la trompette. Il s'installa sous le nuage bleuté et modula des stances d'une troublante sonorité. On sait qu'un type joue bien de la trompette quand il arrête de jouer. Dans les premières secondes où il ne joue plus, on ne doit pas entendre le silence. S'il a bien joué, on doit entendre la solitude.

Quand le type a arrêté de jouer sur le rang Nord, on a entendu une souffrance, un déchirement. Mais ça n'avait rien à voir avec le plus beau paysage du monde. C'était seulement le trop-plein de l'âme du musicien qui se déversait.

LE PEINTRE - Vint ensuite un peintre qui jouait du pinceau comme Van Gogh. Un poète du pinceau qui ne peignait pas les tournesols comme on peut les trouver, très ressemblants, dans le catalogue de W.H. Perron. Il installa son chevalet sous le nuage bleuté et peignit un ventre d'où sortait un fouillis de racines dans une sorte d'aube brouillée qui faisait penser au matin où ils ont fusillé Garcia Lorca. J'ai compris que le peintre venait d'être trompé par sa femme, qu'elle était rentrée passé minuit, sans doute avec du sperme plein les cheveux, et c'est pour cela qu'il avait peint le plus beau paysage du monde comme un shampooing.

LE CINÉASTE - Vint ensuite un cinéaste qui jouait de la caméra comme Spielberg, ce type qui sait admirablement raconter une histoire en glissant dedans des petits messages efficaces, vive les Juifs, vive l'Amérique, vive moi. Je parle de Spielberg. Celui qui débarqua sur le rang du Nord avec douze camions de matériel et un bataillon d'assistants pour filmer le plus beau paysage du monde ressemblait à Spielberg.

" Prise deux, cria-t-il. Ouvrez la cage du coyote. Caméra 18 attention il va passer sous le nuage bleuté. "
- Un coyote ? Pourquoi faire ? ai-je demandé.
- Pour mettre un peu d'action dans le paysage, m'a répondu le cinéaste. C'est l'histoire d'un coyote qui rôde la nuit près d'une ferme. Il entend une femme chanter...
- Laissez-moi deviner. Céline Dion ?
- Trop chère. Lara Fabian.
J'ai compris qu'au cinéma, le plus beau paysage du monde ne pouvait être que le plus beau décor du monde.

L'ÉCRIVAIN - Vint ensuite un écrivain qui jouait de la plume comme Rainer Maria Rilke qui, la chose est peu connue, s'appelait en réalité Rainer Gustave Rilke. Il a change Gustave pour Maria pour avoir l'air un peu pédé, c'était très à la mode chez les poètes à l'époque. L'écrivain qui vint sur le rang Nord était aussi entre deux sexes et entre deux tournées de promotion de son dernier essai sur le rêve comme métaphore de la survie. Excusez-moi. Survie avec un trait d'union. Sur-vie. Bref, l'écrivain s'est placé sous le nuage bleuté, a regardé autour de lui, a humé, et a finalement trouvé que le plus beau paysage du monde " nourrissait effectivement le regard ". Ce sont exactement ses termes. " Nourrir le regard ". Et sans qu'on sache si c'était une promesse ou une menace, il a dit qu'il reviendrait pour le " creuser comme un abîme ". Ce sont exactement ses mots. " Creuser comme un abîme. "

- Je vais revenir, répéta-t-il.
- Quand ? lui ai-je demandé.
- Quand j'aurai ma subvention.

ET TUITI QUANTI - Vint aussi une chanteuse d'opéra qui fit ha ha ha. Les nouvelles télé qui firent oh oh oh. Un sculpteur amputé des deux bras qui court des marathons dans les jeux olympiques pour handicapés. Vint encore un intellectuel avec deux cerveaux ( un pour faire chier l'autre ), et une marionnettiste en vélo avec un bébé sur le siège arrière, mais elle passait vraiment par hasard et n'a rien à voir avec cette bande de cons. Passa aussi un metteur en scène tendance work-in-progress qui arriva en costume de bain et déclara que le plus beau paysage du monde ne pouvait être qu'un paysage de mer à cause du flux et du reflux, et qu'il faudrait au moins dresser dans ce paysage une piscine hors-terre, son beau-frère en vendait justement sur le boulevard Saint-Martin à Chomedey.

( Non, Réjean Tremblay n'est pas venu voir le plus beau paysage du monde, mais il m'a demandé s'il était à vendre. )

RETOUR - Je suis repassé l'autre soir par le rang Nord tombé dans l'oubli. Caroline, la fille des fermiers, marchait au milieu du chemin avec sa grand-mère. Aucun mot, aucune musique, aucune couleur sur une toile ne pourra jamais dire la sérénité des deux femmes et le silence sédatif du crépuscule en cette minute.

La poésie est la vaine tentative de dépecer, avec des mots, un lapin en pleine course. Laissons-le plutôt courir.