Le samedi 10 octobre 1998


La force de l'Amérique
Pierre Foglia, La Presse

Je suis parti en vacances avec un livre de Danièle Sallenave, écrivain français et prof de littérature qui raconte un voyage qu'elle a fait en Palestine l'automne dernier (1). Au tout début de son carnet de route, l'auteur décrit ainsi deux femmes arabes : des Mères, archaïques, effrontées, résolues, ignorantes, audacieuses bien que leur expérience du monde soit étroite, mais c'est de là que leur vient leur assurance sans faille... L'ignorance est une force, décrète l'auteur.

J'ai sursauté. Une force ? Il me semble au contraire que l'ignorance fragilise. La mienne, sur tant de choses, m'anéantit. Les ignorants que je connais sont terriblement vulnérables. Et quand ils ne le sont pas, quand leur fortune ou leur situation sociales les préservent, ils sont pathétiques. De quelle force parle-t-on ici ?

C'était le premier soir de mes vacances. J'étais dans les Berkshires, cette vallée aux pieds des monts Taconic, à l'ouest du Massachusetts, qui est aux New-Yorkais et aux Bostoniens ce que les Laurentides sont aux Montréalais. Je revois la chambre du motel de ce premier soir, le couvre-lit rouge vin, mon vélo accoté sur l'autre lit. Mon livre vient de me tomber des mains. Je suis seul et me sens merveilleusement vacant. En vacances.

Il me restait, avant d'éteindre, à griffonner ma journée dans mon carnet noir, à relire les notes déjà prises. " Ciel ! un écrivain ", s'était écriée jadis une maîtresse d'un soir qui m'avait surpris avec mon carnet noir en surgissant de la salle de bains. Je n'avais su quoi répondre. Je saurais aujourd'hui. Non. Pas un écrivain. Un voyageur. Je n'ai pas de projet. J'ai un itinéraire.

Mon itinéraire de ce premier jour dans les Berkshires était celui d'une journée de vélo comme j'en ai déjà vécu des centaines. J'avais pédalé une montagne, traversé un parc national, comme toujours saisi par le contraste entre l'insouciante beauté des paysages du parc, et la vulgarité des merdes ludiques disposées à sa périphérie, minigolfs, pistes de kart, glissades d'eau, boutiques d'art...

À Salisbury ( agréable petite ville du nord du Connecticut ), j'ai acheté des fruits dans une épicerie qui s'appelait Epicure Market. Pendant que le gros type pesait mes trois bananes, pour causer, comme ça, sans aucune arrière-pensée, je lui demande pourquoi Épicure. Pourquoi ce nom-là ?

Parce que le magasin s'appelait comme ça quand je l'ai acheté, me dit l'épicier.

Vous savez que Épicure est le nom de quelqu'un ?

Vous me l'apprenez, dit le gros type.

Épicure était un philosophe grec, ai-je encore ajouté sur le ton le plus neutre possible, le ton que l'on prend pour annoncer que le fils de la voisine prend des cours de plongée sous-marine.

So ? a demandé l'épicier en levant un sourcil dubitatif et en s'essuyant les mains sur son tablier.

So, ai-je noté dans mon carnet. On a écrit " Epicure " à la devanture du magasin, fait imprimer des milliers de sacs d'épicerie portant le nom d'Épicure, des centaines de gens rapportent ces sacs-là chez eux, et jamais personne ne s'est demandé dans le magasin, dans le village, et qui sait dans tout l'hémisphère nord, who is that fuckin Epicure ?

La note suivante concernait le choix de mon motel. Il y a deux sortes de motels aux États-Unis, ceux tenus par des Pakistanais et des Indiens ( surtout des Sikhs ). Et les autres. Le bureau d'accueil des premiers embaume le cari et la cardamome, on peut marchander le prix de sa chambre, et on trouve des vieux kleenex sous les lits. Les autres osent proclamer de plus en plus, fréquemment sur un petit carton scotché dans la vitre de la réception : " This motel is owned by a American ". Ce motel est tenu par un Américain.

- Cette affiche vous cause-t-elle des problèmes ?
- D'aucune sorte.
- En a-t-on déjà parlé dans les journaux, à la télé, aux réunions du city hall ?
- Non. Pourquoi ?

Pour rien. Supposons un motel à Repentigny qui s'afficherait de la même façon : " Ce motel est tenu par un Québécois ". Combien on parie qu'on fait la manchette du Jérusalem Post le lendemain ?

Parlant de manchette... j'ai soupé ce soir-là en parcourant le journal local. Il n'est pas de miroirs de l'Amérique plus justes que ces petits quotidiens régionaux qui parlent de l'élection du nouveau shérif, et de vandalisme au high school. Voyons cela comme ça : la presse nationale parle des présidents qu'on destitue et des ouragans qui passent, la presse régionale nous montre ces gens qui destituent les présidents et s'inventent des ouragans.

Ce jour-là, le mercredi 23 septembre, The Berkshire Eagle faisait sa manchette avec la construction d'une nouvelle prison, assortie d'une photo couleur montrant le maire, le gouverneur, les sénateurs et le shérif, pelles en main, devant un tas de sable. Ils ont des roses à la boutonnière comme pour aller au mariage de leur fille, ils ont aussi cet air satisfait des gens qui vont bâtir pour l'avenir, une école, un centre des arts, que sais-je. New Jail Becoming Reality, la nouvelle prison devient une réalité, claironne la manchette, tandis que le shérif exulte dans un encadré.

- " This is a very happy day ".

Des prisons il en faut. Enfin je suppose. Mais, a very happy day quand on en construit une ? Deux cent quatre-vingt-huit cellules, 500 prisonniers, hop là, la vie ? J'ai noté dans mon carnet quelque chose sur l'autosatisfaction des démocraties libérales, leur impudeur, et comment le dissident, tout seul au restaurant devant son meat loaf, se sent comme un fétu de paille sur le Mississippi.

- Pourquoi ils disent que c'est un jour heureux ?
- Parce tout le monde ici voulait cette prison, m'a expliqué la waitress.
- Mais puisque le crime recule partout...
- Le crime recule parce que les prisons sont pleines.
CQFD.

Je n'ai pas écrit Mississippi par hasard dans mon carnet noir. Le Mississippi ne se jette pas dans la mer, il se jette dans mon rêve d'Amérique. Large. Lent. Fort.

Fort comme l'ignorance ?

J'ai retrouvé le passage que je cherchais dans le livre de Sallenave... archaïques, effrontés, résolus, ignorants, audacieux bien que leur expérience du monde soit étroite, mais c'est de là que leur vient leur assurance sans faille.. L'ignorance est une force.

La force de l'Amérique ?

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( 1 ) Carnet de route en Palestine occupée, Danièle Sallenave, Stock. Des choses qu'on ne dit jamais sur Israël et les Palestiniens, une indispensable leçon d'histoire. J'y reviendrai...