Le mardi 13 octobre 1998


Le goût des choses
Pierre Foglia, La Presse

Puisqu'il semble qu'on y va tout droit, me permettez-vous de vous parler d'élection deux petites secondes ? C'était à Québec, pendant mes vacances, au Café du Monde. Il y avait dans notre assiette un légume jaune dont le goût nous était familier, mais quoi ? Ma fiancée, comme moi, donnait sa langue au chat...

- Garçon, qu'est-ce que c'est ce truc ?
- De la betterave jaune, monsieur. Cultivée à Montmagny. Une fantaisie de notre maraîcher.
Bien sûr ! De la betterave ! Maintenant qu'on nous le disait, l'évidence nous emplissait la bouche. De la betterave, mais oui, est-ce assez bête. Les yeux fermés nous n'aurions pas hésité : de la betterave, rien d'autre.
C'est quoi la question ?
La question du goût des choses. Et comment leur apparence nous égare sur leur vraie nature.
Et le lien avec les élections ?
Mon dieu, il est évident. S'il suffit de poindre une betterave en jaune pour que l'homme et sa fiancée ne sachent plus que c'est de la betterave, pensez à tous les navets qu'on s'apprête à nous peindre en rouge et en bleu. Qui saura encore que c'est du navet ?

TIENS VOILÀ DU BOUDIN ! -

Parlant du Café du monde... La chose est connue depuis une éternité à Québec ( mais sans doute moins à Montréal ), cette brasserie à la mode parisienne est une des bouffes les plus sympathiques de la Vieille Capitale, et sans doute de la province. En mieux, le Café du Monde est à Québec ce que L'Express fut longtemps ( est encore ? ) à Montréal. On sert au Café du Monde un boudin aux pommes et aux oignons à se rouler à terre... Chose rare ( et souvent périlleuse ), le service y est à la fois impertinent et chaleureux. Une anecdote, le resto est situé sur le vieux port et ce soir-là, à l'ancre, juste de l'autre côté de la rue, il y avait un immense paquebot norvégien dont la proue semblait s'avancer jusque dans mon assiette. Pour déconner et pour l'ambiance, je demande qu'on me fasse jouer la chanson thème de Titanic par notre Céline nationale. Ce qui me fut refusé par un garçon imperturbable : " Je vois que monsieur a déjà commandé du boudin, tient-il tant que cela à s'en mettre jusque dans les oreilles ? "

BASSE-VILLE -

Parlant de Québec... Quelle ville admirable. C'est un touriste qui parle, bien sûr. Avec toute la mauvaise foi des touristes qui font semblant d'ignorer que cet " admirable "-là a été manufacturé pour leur amusement. Je trouve Québec magnifique dans sa basse-ville surtout, où je me confine volontairement durant mes courts séjours, ne montant la côte que pour aller bouquiner à la librairie Pantoute.

Rue Saint-André. Rue Saint-Paul où, à ma dernière visite, je suis tombé en arrêt, à la vitrine d'un antiquaire, devant une petite lampe de chevet en verre dépoli bleu. Je suis entré.

- Excusez-moi, combien pour la petite lampe bleue ?
- Mille huit cent dollars, monsieur... La suite de notre conversation a été totalement muette. Fourre-toi là dans le cul, lui a dit mon sourire. Connard, m'a répondu l'ombre du sien.
Rue Saint-Pierre, rue Dalhousie, carré Parent. Le petit hôtel Belley et sa terrasse d'habitués où j'ai rencontré Conrad, contremaître à l'usine de papier que l'on voit fumer de l'autre côté du Bassin Louise. " Quarante et un ans que je travaille là "... Il vient de s'acheter un loft juste à côté, les soirs d'été il joue à la pétanque dans le parterre devant le Belley. C'est peut-être ce qui distingue Québec des lieux exténués par les touristes ( je pense à Florence et Assise ) : les indigènes continuent d'y vivre.

LA VEUVE -

Québec est une ville magnifique, mais quel ennui avant de l'atteindre. Comme la province est quelconque entre ses deux grands pôles urbains. En vélo, venant de chez moi, tout se gâte après Farnham... Saint-Pie, Upton, Saint-Germain, chapelets de bungalows qui s'égraine dans une torpeur démeublée. Cela ne s'arrange guère au nord de l'autoroute, Sainte-Brigitte-des-Saults, Saint-Léonard-d'Asten, Saint-Wenceslas, seuls les noms sont beaux. J'ai rendu les armes à Saint-Sylvère : " Fiancée, viens me chercher, je n'en peux plus de cette plaine plate. "

Autre chose. Si Québec est belle, pourquoi ne m'avez-vous jamais dit que son île d'Orléans est sans intérêt hors du pont spectaculaire qui y mène ? Veuve de son poète, sans personne pour la chanter désormais, l'Île, comme toutes les veuves de poètes, se révèle soudain banale et chauve.

L'AUTOROUTE DU RIDICULE -

Les routes du Québec sont encombrées des panneaux de prévention les plus moralistes, les plus inutiles, les plus cucul du monde. Qui croit-on effrayer de ce gros doigt qui nous pointe et nous menace : " L'alcool au volant, ça s'arrête ici. " Que veut-on dire, précisément, par " Ça s'arrête ici " ? Où ça ici ? À la pancarte ? Si je suis déjà toasté en y arrivant, dois-je virer de bord ?

Mais la plus gênante de nos mises en garde publiques, ( j'en ai déjà parlé ), celle qui fait éclater de rire les touristes des autres pays francophones, c'est ce panneau qu'on voit partout : " Attention à nos enfants... c'est peut-être les vôtres. "

C'est impensable. Vos enfants ( surtout s'ils sont aussi nonos que vous ) ne peuvent, en aucune manière, être les miens. Excusez-moi. Je voulais dire c'est impensable grammaticalement. Si vous voulez avancer l'hypothèse que mes enfants aussi pourraient être victimes d'un accident, alors le conditionnel incontournable, il fallait dire : " Attention à nos enfants, CE POURRAIT ÊTRE les vôtres. "

Mais le mieux serait encore un panneau sans texte, montrant un enfant en train de jouer. Les imbéciles, et les chauffards sont forcément des imbéciles, comprennent mieux les images.

LA MORT DES GRENOUILLES -

Quelqu'un vient de me raconter une histoire qui m'a fait penser à vous. À moi aussi. Une histoire qui me fait beaucoup penser à l'Homme et sa fiancée. C'est à propos des grenouilles, qui sont des animaux à sang froid, comme vous savez. Si vous mettez une grenouille dans un bocal et que vous faites chauffer l'eau, oh très légèrement, et que, un mois plus tard, vous la faites chauffer encore un peu plus, et deux mois plus tard, un peu plus encore, la grenouille s'habitue chaque fois au changement de température. La grenouille ne se rend pas compte que la température a monté.

Sauf que la grenouille finit quand même par mourir.

Ne vous croyez pas obligés de rire, même que ce n'est pas l'idée de la chose.

Voilà, I'm back. Les vacances sont vraiment finies.