Le samedi 24 octobre 1998


Les vieux
Pierre Foglia, La Presse

Ma chère Marguerite, s'amusait le vieux, voilà un enfant qui attend son dû, lui donnerons-nous ? " L'enfant c'était moi. Ma mère faisait le ménage chez eux. Tous les jours je leur portais le lait dans un pot d'étain. " Voyons-voir, reprenait le vieux, a-t-il été sage ? Hum... "

La vieille finissait par tirer de la poche de son tablier le porte-monnaie à fermeture éclair qu'elle ouvrait en le plaçant presque sous son nez. Une fois sur deux elle n'y trouvait pas la pièce qu'elle me devait : " Je n'ai pas l'appoint, tu peux attendre jusqu'à demain, je suppose ? " Qu'est-ce qu'ils pouvaient m'énerver. Leur lenteur. Tous ces mots inutiles. L'odeur aussi. À l'époque les gens se lavaient beaucoup moins qu'aujourd'hui et les vieux sentaient le tapioca, la pipe refroidie et la laine humide.

C'est vers cette époque que je fis le projet de n'être jamais vieux.

Après que ceux-là eurent disparus, j'eus à porter le lait chez une vieille dame seule qui ne quittait pas la fenêtre où elle lisait. Elle ne me parlait presque pas. Je ramassais ma pièce sur le coin de la table. Un jour elle m'a prêté un livre et comme je le prenais, une photo en est tombée. La photo montrait une jeune femme.

- C'est vous ?

- Non c'est ma mère.

Je me rappelle avoir été troublé. Sa mère ? Il me paraissait que la mère d'une vieille femme ne pouvait être que formidablement vieille aussi...

Je commençais à deviner que mon projet de n'être jamais vieux, serait dur à mener. Surtout vers la fin.

J'ai quitté l'école vers 14 ans et demi pour entrer dans une imprimerie où j'ai appris le métier de typographe sous la férule d'un vieux contremaître à quelques mois de la retraite. Il avait la manie de m'appeler " son petit bonhomme ". Mon petit bonhomme, il y a des circonstances dans la vie où les hommes quels qu'ils soient... Mon petit bonhomme il te faudra apprendre à travailler mieux que cela. Dans cette chronique, je chante parfois, pour déconner, la belle de Cadix a des yeux de velours tchika tchika aïe aïe, ça vient de lui.

C'est vers cette époque que je me suis mis à haïr les vieux.

Une parenthèse. L'époque d'aujourd'hui - les boomers et leurs enfants - n'a pas inventé la haine des vieux. Dans le village de mon père et les villages alentour, quand le père de famille, le patriarche n'était plus utile aux champs, les enfants se réunissaient pour savoir lequel allait " finir le vieux ", ce qui signifiait l'accueillir, le nourrir, l'entretenir jusqu'à ce qu'il meure, mais " finir le vieux " était à prendre aussi au sens de " hâter sa fin ". On persuadait le vieux de 100 façons que son heure était arrivée. Pas trop ostineux, les vieux mouraient généralement avant que ne débute l'hiver suivant. Fermez la parenthèse. Je reviens à mon parcours.

Plus tard encore je fis mon service militaire. Je croyais en avoir tout oublié, mais il m'est arrivé un truc troublant pendant les vacances, les dernières. J'étais dans le Mass, je visitais le village-musée de Hancock quand sont arrivés deux autobus de Vieux, pas tellement plus vieux que moi, si bien que je me suis involontairement fondu dans le groupe et que les gens se sont mis à me parler comme si j'en étais. J'ai freaké comme un fou. Tout à coup, une envie de tirer. Tout à coup, la vibrante nostalgie du staccato de la mitrailleuse lourde, tressautant contre ma joue, au champ de tir.

Ma fiancée riait au téléphone, comme je lui racontais la chose. Ris pas fiancée. On m'avait dit que la vieillesse était un naufrage et je voulais bien nager. Mais ce n'est pas un naufrage fiancée, c'est un foutu poulailler plein d'une volaille caquetante, impudente et enhardie de tous les privilèges que la société américaine accorde à ses " seniors " au seul mérite d'avoir survécu à leur connerie jusqu'à cet âge avancé...

À mon retour, ma fiancée m'a traîné chez une amie à elle, Madame Warnant. Une dame de 82 ans qui vit seule avec deux gros chiens, des canards, des chèvres, des oies et des lapins. Une jour qu'elle revenait de chez sa vieille amie, ma fiancée m'a dit tu ne me croiras pas, mais j'ai presque hâte d'être aussi vieille qu'elle, tellement elle a l'air bien. Bref, cela sentait la visite thérapeutique.

Quand mes enfants ont eu 50 ans, disait Mme Warnant...

Je l'avais écoutée poliment jusque là. Excusez-moi. Donc, quand vos enfants ont eu 50 ans...

Quand mes enfants ont eu 50 ans ils sont devenus grands-parents. Par le fait même, je suis devenue, moi-même, arrière grand-mère. Or, je ne le savais pas, mais une arrière grand-mère ça n'existe pas.

Que voulez-vous dire, ça n'existe pas ?

Arrière grand-mère c'est un titre. Mais la fonction n'existe pas, expliqua madame Warnant. On a un enfant, plusieurs, j'en ai eu quatre, vous êtes mère, vous n'êtes même que cela... La vie passe, vos enfants ont des enfants. Vous devenez grand-mère. Un peu décentrée, mais toujours présente dans le cercle familial. Vous dépannez. Vous consolez. Vous écoutez. Vous êtes le lien, vous apprenez aux autres que Guy et Nicole ont leur maison en vente, que Line revoit son ex, que la bosse que Louise avait sur un sein, ouf, c'était rien. Vous êtes aussi la seule à ne pas savoir que Jacques a recommencé à boire, on vous l'a caché pour ne pas vous inquiéter.

La vie passe encore. Vos petits enfants ont des enfants. Tout ce petit monde-là va dîner le dimanche chez la grand-mère. Mais, oups, ce n'est plus vous la grand-mère. Vous voilà arrière grand-mère. Un titre. Pas une fonction. Ni une destination. Vous avez reculé d'un rang dans la lignée... Eh bien, le croirez-vous, c'est à ce moment où je pensais que la solitude allait peut-être me peser que j'ai renoué, de façon impromptue, avec quelqu'un que j'avais perdu de vue depuis plus de 60 ans : moi-même. Je me suis retrouvé face à la personne que j'étais avant de devenir une épouse, une mère, une grand-mère. Le sentiment extraordinaire, à 82 ans, de m'appartenir à nouveau. Être qui je suis. Croire ce que je crois. Voir ce que je vois. Vous m'avez posé cette question un peu bébête qu'on pose toujours aux petites vieilles, vous ennuyez-vous toute seule ? Parfois. Mais d'un ennui qui ne pèse pas. Plutôt qu un ennui, ce détachement qui est le cadeau de l'âge.

Pis, m'a dit ma fiancée dans l'auto, as-tu encore peur de vieillir ?

Évidemment.

Je ne vois plus qu'une solution d'abord. Un peu draconienne, mais bon...

Quoi ?

Je t'inscris à des cours de cha-cha-cha.