Le mardi 27 octobre 1998


Soyons positifs
Pierre Foglia, La Presse

L'Homme et sa fiancée veulent être aimés. Tous les hommes ne sont pas aimés également, pour toutes sortes de raisons, la principale étant complètement frivole : l'apparence. Tout le monde veut être aimé, certains le veulent à en devenir malades, ou chanteurs, ou acteurs, ou psychopathes. Il y en a aussi qui écrivent des chroniques. Je niaise. L'Homme et sa fiancée veulent être aimés, c'est le fond de commerce des religions qui ont inventé Dieu pour aimer ceux qui sont trop laids ou trop épais pour l'être de leur prochain.

Être aimés d'un Dieu qui n'existe sûrement pas n'est pas assez, c'est pour cela que l'Homme et sa fiancée s'inscrivent à des cours de croissance personnelle où ils vont acquérir l'estime de soi. Aime-toi et le monde t'aimera. La formule n'est pas complètement conne. Sauf que. Comment s'aimer quand, au fond, la personne la mieux placée pour savoir qu'on n'est rien qu'un sac à merde, c'est soi-même ? Ah... Ça prend un gourou pour contourner cette réalité majeure. Le plus connu des trucs de gourou est de s'installer devant un miroir en répétant je suis beau, je suis beau, je suis beau, je suis fin, je suis fin, je suis fin. J'ai essayé, voyez le résultat. Un autre truc, c'est l'irrigation du colon qui fait encore et toujours de toi un sac à merde, mais vide.

Le résultat de tout ça est une religion sans dieu qui s'appelle la pensée positive. Le rarara positif. On n'y échappe pas. Les petits boss suivent des séminaires de motivation d'où ils reviennent experts en rarara, bon pour la productivité. Les enfants reviennent de l'école pleins de récompenses, c'est bon pour les parents. Les athlètes gagnent plein de médailles dans des disciplines qu'ils sont seulement 22 à pratiquer à travers le monde, comme le ballet à ski, c'est bon pour les nations.

Le résultat de tout ça, un grand rarara planétaire. Le résultat c'est qu'on ne sait plus reconnaître un sac à merde à d'un lapin de garenne. Le résultat c'est que circule la croyance qu'il suffit de vouloir les choses pour qu'elles arrivent, et de les dire bonnes pour qu'elle soient bonnes. Le résultat c'est la question que je vous pose ce matin : peut-on changer ou seulement améliorer les choses et les gens par la pensée positive ?

L'actualité sportive nous offre, avec Jocelyn Thibault, un élément de réponse.

Un mot de présentation pour les lecteurs peu familiers avec le sport. Jocelyn Thibault est le gardien de buts titulaire du Canadien de Montréal. Obtenu en échange du demi-dieu Patrick Roy, Thibault a été fréquemment et exagérément chahuté par une partie du public du Centre Molson depuis son arrivée à Montréal. Martyr, Thibault a eu, cependant, quelques occasions de devenir un héros. Par exemple durant les séries éliminatoires l'an dernier. Envoyé en relève dans une cause perdue qu'il aurait pu sauver, il s'est royalement planté. Le concept du rarara positif serait donc juste : on ne devient pas un héros quand on est traité en minus.

Coup de génie des médias au début de la présente saison : traitons Thibault en héros et il deviendra un héros. Le plus extraordinaire c'est que le public a suivi. Thi-bault, Thi-bault ! Le jeune homme était aux anges. Je ne crois pas qu'il y ait eu concertation. Personne ne s'est appelé pour dire : " Aie, faudrait donner une chance à Thibault ! " Ça s'est fait spontanément. Je crois aussi que la fragilité et la grande gentillesse du jeune homme ne sont pas étrangères à ce changement de cap.

Après la prestation irréprochable de Thibault dans le premier match, la presse ( l'électronique surtout ) s'enflamme. C'est parti mon, kiki pour la grande réhabilitation publique. Désormais, à la radio comme à la télé, les arrêts de Thibault, même ceux de routine, sont salués comme des exploits. On l'encourage comme un convalescent. Le calcul est délibéré, la thérapie est palpable : parlons de son assurance, cela lui en donnera, c'est sûr. Jamais un bémol. Que du positif. On le loue aussi exagérément qu'on l'a écorché, on lui donne même la première étoile d'un match où il a encaissé deux mauvais buts ( contre Ottawa ). Des mauvais buts, Thibault en a accordé deux autres samedi contre Detroit. Je ne le souligne pas pour l'accabler. Je relève que cette fois, c'est son capitaine qui s'est porté à son secours en prenant généreusement le blâme de la défaite. Je relève que tout le monde s'est dépêché d'excuser la plus flagrante de ses bavures ( le second but ) en notant que c'était le lot de tous les gardiens, même les meilleurs. C'est vrai. Sauf que c'est le premier but qui a fait basculer le match. Qu'il aurait fallu un miracle pour empêcher celui-là, et que c'est pour cela que ces gars-là jouent dans la Ligue nationale, pour faire des miracles vers la fin de la troisième période, quand le pointage est 0-0. Pour relever enfin que sur le troisième but, Thibault n'a pas été très hot non plus. Je ne veux pas l'accabler, seulement établir, ce que personne de sérieux dans ce commerce-là ne me contestera : Thibault est un gardien moyen.

Je veux établir que lorsqu'on le disait complètement pourri, il était moyen.

Et maintenant qu'on le prétend excellent, il est encore moyen.

Je veux établir que, hué ou porté aux nues, Thibault n'a jamais cessé de jouer à la hauteur de ses capacités réelles, d'être ce qu'il est : moyen.

Et ainsi de vous et moi, et de tout le monde, je crois. La critique peut nous blesser, nous abattre pour quelque temps. La louange peut nous donner un élan ( et aussi nous rendre gaga). Mais, au bout du compte, ni la critique, ni la louange ne changent significativement la nature profonde des choses et des gens. Ni les recettes et les trucs à la con des gourous. Le renforcement positif ? Une joyeuse bullshit.

L'Homme et sa fiancée ne changent leur nature profonde que lentement, à force de travail, de volonté, de réflexion. Devenir meilleur est le projet d'une vie, pas le résultat d'une tape dans le dos.

Quant à l'équilibre, au bon sens, il tient dans la lucidité de chacun à se sentir un peu inférieur.

Voilà mon vieux. La prochaine homélie sera donné en cette même église jeudi prochain par le même officiant. Je ne vous embrasse pas, j'ai un peu la grippe.