Le samedi 31 octobre 1998


L'halloween, la mort, et la sorcière
Pierre Foglia, La Presse

L'halloween, c'est aujourd'hui. La mort, c'est mon sujet ( et je suis un peu le sien ). La sorcière ne parlera pas dans cette chronique, je lui pose des questions, elle répondra une autre fois. Mais elle existe. Elle s'appelle Luce Des Aulniers, elle est anthropologue, elle donne des cours sur la mort, elle est directrice du centre d'études sur la mort à l'UQAM, et aussi directrice de Frontières, superbe revue de recherche sur la mort, paraissant trois fois l'an. Une sorcière savante.

De l'halloween, je dirai seulement que c'est une drôle de fête plutôt qu'une fête drôle. On sort la mort sur la galerie comme on sort les vidanges pour se faire accroire que c'est une affaire de rien. J'ai aidé un voisin à suspendre un squelette géant qui brandit sa faux en faisant cliqueter ses os, nous étions surveillés par une nuée d'enfants excités qu'il a fallu calmer : holà ! les petits amis, s'il vous plait, on ne tire pas les pieds de la mort. Les pieds de la mort. L'hyperréalité vide la métaphore. Les enfants peuvent jouer sans danger, c'est le message de l'halloween : la mort est enfantine.

Pas sûr.

La dernière fois que j'ai pensé à la mort c'était jeudi, en entendant, dans ma boîte vocale, les insultes d'un lecteur fâché de ma chronique du jour. Ce n'est pas les insultes. Ce n'est pas non plus, ah mon dieu comme ce monde est inepte, il vaut mieux mourir. Quand je pense à la mort, je n'ai pas envie de mourir. J'y pense, c'est tout, et c'est le recommencement des choses, leur immuable pérennité qui m'y fait penser. Par exemple l'idée que si je vivais encore 300 ans, dans 300 ans, la bêtise surgirait au même endroit, au même moment, aussi inévitablement que l'hiver succède à l'automne, que le bleu et le jaune donnent du vert, et que ça fait des ballonnes quand tu mets de la petite vache dans la soupe aux tomates.

En plus, dans ma boîte vocale, le type s'étouffait : M. Foglia vous êtes un dé, un dé, un dégueulasse.

Quand la vie bégaie, je me dis qu'il n'est peut-être pas utile de vivre 300 ans. C'est ce que j'appelle penser à la mort.

Première question à la sorcière :

Ne trouvez-vous pas curieux, chère Luce Des Aulniers que l'idée de la mort me vienne de l'idée d'éternité, je veux dire du sempiternel recommencement des mêmes choses ? Serait-ce un début de lassitude ?

Seconde question, pourriez-vous me dire, chère sorcière, pourquoi l'on parle tant de la mort dans notre société bavarde et pourquoi on y pense si peu ? Même vous, chère professeure en morticologie. Dans votre centre d'études sur la mort à l'UQAM, et parfois aussi dans votre revue Frontières, vous parlez beaucoup de la mort clinique, des soins et de la faune jacassante autour des mourants. Trop de crédits ( comme vous dites à l'université ) aux praticiens du mourir. Comme je hais ce substantif : le mourir !

Savez-vous ce que j'aimerais savoir de plus sur la mort et que vous ne dites jamais ? Mais non, pas ce qu'il y a après. Si vous saviez comme je n'en ai rien à foutre de ce qu'il y a après. Avant. Je voudrais savoir ce qu'il y a avant. En particulier, je voudrais savoir d'une spécialiste, d'un scientifique de la chose, s'il est vrai que penser à la mort, cinq minutes tous les matins, peut aider à vivre ?

Vous me direz si j'erre, il me semble que si les candidats aux prochaines élections pensaient à la mort cinq minutes chaque matin, ils diraient moins de conneries dans la journée. ils parleraient moins " de toute éternité ", se poseraient moins en maîtres de notre avenir, arrêteraient de nous faire chier avec " demain ", s'occuperaient un peu plus de notre bonheur là tout de suite, parce que demain, mon vieux, qui sait...

Dans les derniers jours de sa vie, un de mes amis qui se sentait mourir ( 1 ) a dit cette chose à la fois très simple, très dense, très belle : Ce que je comprends ( de la proximité de la mort ), c'est qu'il nous faut tout bonnement accomplir avec intensité et ferveur ce qui nous tient à coeur, travailler fort et sans relâche à ce qu'on croit pouvoir réaliser de mieux, éviter de perdre notre temps à ne rien faire de bon pour personne, et mettre à profit généreusement, vigoureusement, farouchement, le moment qui passe.

Ma question, madame l'anthropologue, est celle-ci : comment, loin de la mort, peut-on être habité de la même urgence de vivre, de la même conscience de vivre, de la même lucidité de vivre que les mourants ?

Une dernière question qui n'a rien à voir, mais peut-être que si : comment allez-vous chère Luce ? On me dit que vous allez beaucoup mieux mais que vous sortez tout juste d'une grande peine d'amour. Vous m'en voyez abasourdi. Je ne me moque pas. C'est en toute naïveté que je m'étonne : il me semblait que la proximité de la mort - et vous êtes dedans tous les jours ; tous les jours vous parlez d'elle ; tous les jours vous écrivez sur elle ; vous êtes à vous seule une sorte d'halloween perpétuelle - il me semblait, disais-je que la pratique quotidienne de la mort devait donner ce détachement propre à faire traverser avec désinvolture n'importe lequel de ces petits deuils qui noircisse notre vie. Je vois qu'il n'en est rien, non plus que des études. Je regrette moins de n'être pas allé à l'école longtemps. Je vous souhaite un total rétablissement.

Je vous souhaite aussi une bonne soirée de gala, je sais que vous fêtez ce soir à la salle Pierre-Mercure, le dixième anniversaire de Frontières, avec la diva Natalie Choquette et le pianiste Pierre Jasmin, vous m'excuserez de n'y être pas, je passe l'halloween avec ma chatte Zézette qui s'est déguisée en chahuahua. Au fait, vous saviez bien sûr que les chats ont neuf vies ? Mais saviez-vous que jamais aucun chat, nulle part, n'en a vécu plus d'une ? Il doit bien y avoir une raison.

J'allais oublier, j'ai beaucoup aimé dans le dernier numéro de Frontières, le papier sur le code d'honneur des Tsiganes qui s'interdisent d'idéaliser les morts. Ils prétendent que c'est leur manquer de respect que de dire des faussetés du style : ah comme il était fin et généreux. J'entre bien dans ce code d'honneur là. Je songe sérieusement à me faire tsigane avant qu'une nouvelle princesse se pète la gueule dans un autre tunnel.

Voilà.

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( 1 ) Cet ami, c'était Jean Papineau, mort d'un cancer le 16 décembre 1995. Les propos cités sont rapportés par Laurent-Michel Vacher dans Dialogues en ruine, ( éditions Liber ).