Le samedi 7 novembre 1998


Line et les petits cochons
Pierre Foglia, La Presse

Ce n'est pas une expression courante ici, mais quand j'étais petit et quelqu'un disait : " Il ira loin celui-là ", il se trouvait presque toujours quelqu'un d'autre pour ajouter : " Si les petits cochons ne le mangent pas. "

Line Beauchamp aussi ira loin si les petits cochons ne la mangent pas. Trente-cinq ans, candidate du Parti libéral dans le comté de Sauvé, presque certaine d'y être élue le 30 novembre, elle aura quatre ans pour faire ses classes dans l'opposition ou au pouvoir. Aux élections suivantes, elle n'aura pas 40 ans. Sa carrière politique commencera véritablement.

Elle n'a pas voulu qu'on se rencontre à la permanence du Parti libéral. J'ai pensé qu'elle ne voulait pas s'y montrer en ma compagnie, de peur peut-être qu'on la soupçonne de collaboration avec l'ennemi. Une semaine plus tôt, j'avais sursauté en la voyant parader, à la télé, aux côtés de Jean Charest : hein ! Line Beauchamp au Parti libéral !

Line Beauchamp, c'est ma gang, gang au sens très large de " mouvance ". Sans être de ses proches, sans la connaître beaucoup, je présumais qu'elle était de ma tribu. De gauche donc et nationaliste. J'eusse été moins surpris de la voir aux côtés de Lulu. Ce que je vous dis là est d'autant plus nono qu'il est aussi incongru, aujourd'hui, d'être de gauche et nationaliste au Parti québécois qu'au Parti libéral. Dans l'un ou l'autre des partis, Line aura de toute façon à faire une Louise Harel d'elle-même.

Une Louise Harel à la mode de demain. Moins d'idéologie. Plus de gestion. Plus de terrain. J'ai rencontré Line il y a dix ans sur le terrain, justement. Elle venait de sortir de l'université avec un bac en psycho, elle menait pour Info-Croissance une enquête sur les gourous, les sauveurs, les faux thérapeutes. Je n'aurais jamais écrit ma série sur les Manipulateurs d'âme, un des tout premiers reportages sur la croissance personnelle, sans son aide très documentée. Line est aussi à l'origine du collectif de l'ACEF-Centre qui a publié le plus pertinent des livres sur le sujet ( 1 ).

Bref, déjà à l'époque, je me doutais bien qu'elle irait loin.

Elle est allée, comme directrice, à CIBL, la radio communautaire la plus cool en ville. Elle y a introduit la pub, exigé qu'on y fasse de l'information locale et réduit le déficit de moitié.

Elle a passé les six dernières années comme directrice générale de Pro-Est, un lobby pour la promotion de l'est de l'Île. Valorisation du secteur manufacturier, textile, imprimerie, et plastiques, création d'un centre de service et de recherche sur les plastiques justement, élargissement du boulevard Henri-Bourassa qui n'était qu'une route de campagne. Au sein de son conseil d'administration siégeaient des gens aussi différents que Pierre Paquette de la CSN et Pierre Desrochers d'Esso-Imperial. Quand Lucien Bouchard parle des problèmes, du développement et de l'avenir de l'est de Montréal, il répète ce que Line Beauchamp a dit à son conseiller spécial ( Jean-François Lisée ) deux jours avant... Quand Jean Charest parle des problèmes, du développement et de l'avenir de l'est de Montréal, il répète ce que Line Beauchamp a confié à ses conseillers deux jours avant...

Et quand Line entendait les politiciens affirmer avec conviction des trucs qu'ils ne savaient pas deux jours avant, elle se disait que, décidément non, la politique ne serait jamais son truc. C'est peut-être au niveau politique que se prennent les décisions, mais ce n'est pas là que ça se passe. C'est sur le terrain. Et c'est là qu'elle irait loin : sur le terrain. Comme quoi il ne faut jamais jurer de rien.

C'est Jean Charest qui a eu l'idée le premier. En septembre, il a appelé Line Beauchamp pour lui proposer de se présenter dans Sauvé.

- Vous savez, je suis plutôt social-démocrate, lui a-t-elle objecté. Et en plus j'ai voté OUI au dernier référendum.

- Eh ! bien moi, je suis plutôt conservateur lui a répondu Jean Charest. C'est ça le Parti libéral, une ouverture sur toutes les tendances. J'insiste pour que vous vous présentiez sous notre bannière.

Et si Lucien Bouchard t'avait appelée avant Charest ?

Ma question l'a embarrassée. Ça ne pouvait pas être Lulu. Depuis un an et demi, Line partage sa vie avec Pierre Bibeau, ancien boss de la RIO, ancien directeur-général du Parti libéral, très proche de M. Bourassa...

- Ah c'est ça !
-Tu me prends pour une marionnette ? Si tu veux savoir, Pierre ça l'ennuie que je plonge en politique. C'est comme s'il y replongeait aussi et c'est la dernière chose dont il avait envie. Il a profité du règne de Daniel Johnson avec qui il n'avait pas d'affinités pour prendre ses distances avec la politique en générale, et avec le Parti libéral en particulier. En devenant candidate, c'est comme si je le repeinturais en rouge dans son coin.
- Bon. Mettons. Alors qu'est-ce que tu vas faire en politique ? Qu'est-ce qui t'a fait changer d'idée ? T'étais pas bien à Pro-Est ? Pas utile ? T'étais mal payée ?
- Je gagnais exactement la même chose, 60 000 $, que ce que je gagnerai comme député si je suis élue.
- Alors ?
Alors, elle n'a rien répondu. Mais je sais bien la réponse. Ils sont tous pareils ceux à qui on a prédit qu'ils iraient loin : ils y vont ! Ce n'est pas l'ambition. Pas la carrière. Pas le devoir. Pas la mission. Une présomption plutôt. Le mot fera sourciller, alors disons la tranquille conviction, la considérable assurance que, peu importe le lieu, les gens, les partis, les idéologies, les structures, il y a des choses à faire et ils les font mieux que les autres.
Posez une question à Line Beauchamp. N'importe laquelle.
- Qu'est-ce que tu penses d'une politique scolaire visant à favoriser le retour des mères célibataires aux études ?
Elle ne cherche pas dans le programme du parti. Elle ne dit pas c'est bien. C'est mal. On n'a pas les moyens. Elle met tout de suite le doigt sur le truc qu'il va falloir régler : c'est un problème de gardiennes.
Do it, c'est leur programme.
Elle ira loin Line, et les petits cochons ne la mangeront pas. Savez pourquoi ils ne la mangeront pas ? Parce qu'elles va leur donner ce qu'ils veulent : de la politique sans politique.
Elle va fabriquer aux électeurs-consommateurs ravis une démocratie pratique.

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( 1 ) Pour être bien dans sa peau sans y laisser sa peau, un guide critique sur les cours de croissance personnelle, produit par un collectif de l'Association coopérative d'économie familiale du centre de Montréal.