Le jeudi 12 novembre 1998


L'autobus de M. Charest
Pierre Foglia, La Presse

Pour les élections, mes patrons ont eu l'idée de me faire refaire la mission de John Glenn, mais à l'envers.

- À l'envers ?
- Lui montait. Toi, tu vas descendre. Tu t'en vas en campagne électorale dans l'autobus des chefs. Tu commences par celui que tu veux.

J'ai choisi Jean Charest. J'ai rejoint sa caravane dimanche, à Sainte-Foy. Au Patinodrome. J'étais en avance. En attendant je suis allé faire un tour au marché aux puces qui se tenait dans la même bâtisse.
- Bonjour monsieur, aimez-vous Jean Charest ?
- Hein ?
Il vendait des vieux disques. J'ai répété, en essayant de couvrir la voix de Tino Rossi :
- Vous aimez Jean Charest ?
- Pas pire.
- Et Lucien Bouchard ?
- Pas pire.
- Et Tino Rossi ?
- Pas tellement. Je le fais jouer parce qu'il y a de la demande. Ce que j'aime moi, c'est Tommy Duchesne. Écoutez ça si c'est beau. Il a remplacé Tino Rossi par Tommy Duchesne : le quadrille de Péribonka. Une merveille. Mais nous parlerons musique une autre fois, Jean Charest et ses nombreux partisans, autour de 4000, nous attendent dans la salle voisine. Cha-rest, Cha-rest, Cha-rest. Sur fond de musique techno, boum, boum, boum. On se croirait à un party rave de l'âge d'or. Des vieux partout. Des têtes blanches. Des chauves qui ont mis leur moumoute du dimanche. Et leurs épouses pomponnées. Mais je généralise. C'est très vilain. Je vois quand même quelques jeunes dans l'assemblée, celui-ci qui s'avance joyeusement vers moi, bonjours jeune homme, d'où sortez-vous ?
- J'ai été péquiste et adéquiste, me voilà libéral depuis six mois...
Il avait cet air hagard et en même temps amusé qu'ont les surfeurs du Net, et je jurerais que ce jeune homme est arrivé au Parti libéral en surfant sur le Net. Il devait chercher un truc sur la fabrication des parapluies dans l'antiquité, il s'est d'abord retrouvé en Norvège, et, une heure plus tard, au Parti libéral. Sont comme ça les jeunes aujourd'hui. N'ont plus de frontières, les petits vinyennes.

Remarquez que les vieux ne sont pas moins fous. Je vous assure que je n'invente pas un mot de la conversation qui suit, la dame qui parle est une vieille militante de Charlesbourg, je viens de lui demander pourquoi elle est libérale.

- Vous connaissez le tunnel Samson à Québec ? me répond-elle. Eh bien, c'était mon arrière-grand-père, Jo Samson.
- Redites-moi ça tranquillement madame : vous êtes libérale parce que votre arrière-grand-père était un tunnel ?
Mais chut, Jean Charest vient de monter sur l'estrade centrale. Il jongle avec son micro comme un cow-boy avec son revolver et lance à la foule : " Mes amis ! Mes amis ! Nous n'en ferons pas de référendum "
Ah ! ah ! Le chat sort du sac.

Il a parlé aussi de la santé. Et de la santé. Et encore de la santé. M. Charest a l'air extrêmement inquiet de la situation dans les hôpitaux du Québec. Mais en même temps, il a l'air content. C'est un air contradictoire qu'on voit souvent aux spécialistes de l'humanitaire. En même temps qu'ils sont un petit peu tristes pour les gens qui souffrent, ils sont un petit peu contents quand même qu'il y ait eu un ouragan, ou une famine, ou tout simplement des pauvres et des malades, parce qu'autrement ils ne pourraient pas se sacrifier, ils ne pourraient pas devenir président d'une campagne de financement, ou de Sida-action, peut-être même qu'il n'y aurait plus de téléthon. Bref, résumons cela comme ça : si M. Charest est élu, il le devra beaucoup aux malades.

Ce que j'ai le plus aimé du discours de M. Charest, c'est les jokes. Il est drôle, M. Charest. Un bon mot n'attend pas l'autre. Par exemple, pour présenter Michou, sa femme : " Cette candidate-là, je la garde pour moi tout seul. " Par exemple, les pommes : " Au Parti québécois, ils ont une drôle de façon de cueillir les pommes : ils scient, la branche. " Par exemple sur le slogan " J'ai confiance " des péquistes : " C'est seulement quand il fait noir et qu'on a peur qu'on demande aux gens d'avoir confiance. " Par exemple sur le " vert " des pancartes péquistes : " Quand on est vert, c'est le temps de prendre des vacances. "

J'ai beaucoup ri.

Après Sainte Foy, on est allés à Saint-Alexandre de Kamouraska. M. Charest s'est encore montré très inquiet ( et un peu content comme je vous le disais ) pour les hôpitaux. Il a aussi refait les mêmes jokes. Celle de la pomme. Celle des vacances. Celle de la confiance dans le noir. Et en ajouté une, tout aussi comique, sur ses cheveux frisés.

Après Saint-Alexandre, on est allés à Rimouski où là, M. Charest a capoté. Toujours à cause de ces sacrés hôpitaux. Imaginez-vous que l'hebdo local, le jour même du passage de M. Charest à Rimouski, a trouvé le moyen de faire sa manchette avec les coupes à l'hôpital de Rimouski. Je suis allé engueuler mes collègues du journal régional : " Mais enfin, c'est de la pure cruauté. Vous savez comme ces choses-là le bouleversent, et vous attendez juste le jour où il passe pour faire votre une avec des petits vieux qu'on ne lave plus faute de personnel. Vous aviez parié de le faire pleurer devant les caméras ou quoi ?... "

Vous auriez dû le voir brandir le journal, s'emporter, taper du poing sur le pupitre. Mais bon, il fait ses jokes quand même. Toutes. Celles de la pomme, des vacances, de sa femme, de ses cheveux frisés, de la confiance dans le noir. Cela n'étonnera que ceux qui ne savent pas que l'humour est la politesse des désespérés.

Après Rimouski, on est allés à Gaspé. Après on est allés à Bonaventure. Après j'étais très, très fatigué et même, j'avais mal à la tête et même un peu envie de mourir, Mais j'ai pas osé aller à l'hôpital. Un fou.

Le lendemain, je suis rentré à Montréal par un autobus normal, avec un chauffeur qui ne faisait pas de joke ni rien. Ça va un peu mieux, merci. Dès que je n'aurai plus du tout mal à la tête, j'irai faire un tour dans l'autobus de Bouchard. Promis.