Le samedi 28 novembre 1998


Le voyage au Canada
Pierre Foglia, La Presse,

" Vous voulez je vous raconte mon voyage au Canada ? Ha bé ! Je vous préviens tout de suite, monsieur le journaliste, ça vous fera pas une histoire très longue. Mon séjour dans votre pays a été plutôt bref ! Je suis partie de l'aéroport de Toulouse le 2 novembre dernier, vers midi. J'avais un billet de la compagnie KLM pour aller à Montréal via Amsterdam. Je suis arrivée à Dorval, disons vers 5 h. À 6 h 30, le même jour, sans avoir jamais quitté les bureaux de l'immigration, je reprenais le même avion pour Amsterdam. Et le lendemain midi, j'étais revenue à mon point de départ : Toulouse. J'ai appelé mes parents pour qu'ils viennent me chercher. J'avais honte et je pleurais comme une Madeleine. "

Céline Spigarol a l'accent chantant de Toulouse, mais au téléphone, elle ne le faisait pas chanter, elle le martelait, son accent : " J'avais hont'teu et je pleurais comme un'neu Mad'deu-lei-n'neu... "

Céline habite la ferme de ses parents près de Auterive à la limite de la Haute-Garonne et de l'Ariège, 30 kilomètres au sud de Toulouse. On ne rigole pas tous les jours chez les Spigarol, rigoureux immigrants espagnols par la grand-mère andalouse qui a fui Franco en 36. Éducation sévère. Les durs travaux de la ferme céréalière. Et Céline, 23 ans, a une raison supplémentaire de ne pas être " youpilaye la vie " comme les jeunes filles de son âge : il y a trois ans, son fiancé s'est tué dans un accident d'auto. Depuis, Céline tourne en rond dans son chagrin. C'est la grand-mère qui a eu l'idée : " Un voyage te ferait le plus grand bien, petite. "

La grand-mère vient justement de passer un mois au Canada, chez un autre de ses petits enfants, à Saint-Jean-Baptiste, près de Beloeil. Elle est revenue enchantée du pays et des gens, elle en a parlé à Céline : " C'est beau le Canada, si tu voyais ! Et les gens sont si gentils. Je suis sûre que ça te plairait. Tu pourrais aller chez les cousins. "

Céline a commencé à ramasser son argent en allant faire des remplacements dans une clinique voisine. Cet été, les cousins de Saint-Jean-Baptiste ont visité la famille à Toulouse. Ils ont officiellement invité Céline :
- Viens chez nous deux ou trois mois. Si t'aimes ça, on sait jamais, tu feras ta demande pour émigrer.
- Qu'est-ce que je vais faire chez vous pendant trois mois ?
- Tu visiteras. Tu t'habitueras à l'hiver.
- Je ne veux pas rester trois mois à rien faire...
- Bon, si tu veux nous donner un coup de main, tu nous donneras un coup de main.

Les cousins tiennent une table d'hôte à Saint-Jean-Baptiste, La ferme des quatre Jean. Ils n'ont besoin de personne. De toute façon, ils sont à la veille de prendre leur retraite. La maison est en vente, ils ont mis la pancarte.

Céline a acheté son billet. Toulouse-Montréal-Toulouse par Amsterdam. Départ le 2 novembre. Retour réservé pour le 31 janvier par le vol 672 de KLM, départ de Dorval pour Amsterdam à 19 h 35. Une pièce importante, le billet retour, pour l'officier d'immigration à Dorval...

- Que venez-vous faire au Canada, mademoiselle ?
- En vacances chez mes cousins.
- Et vous avez trois mois de vacances ?
Céline l'a entendu comme un reproche. Dans son milieu, ceux qui prennent trois mois de vacances, ce sont des paresseux. Elle s'est dépêchée de protester :
-Ben c'est sûr, je vais pas rester à rien faire, je vais travailler un peu chez ma cousine...
Ah ah ! Une autre qui vient voler nos jobs. L'officier d'immigration conduit Céline en arrière, dans la pièce où sont cuisinés les cas douteux. Une matrone prend le relais :
- Comment allez-vous vivre pendant trois mois ?
- Je suis reçue par mes cousins.
- Allez-vous travailler chez vos cousins ?
Céline ne se méfie pas. Oui, elle l'a dit, elle va sûrement aider. Elle a aussi d'autres lointains parents à Montréal qui tiennent un foyer pour handicapés, si elle va passer une semaine là, pour visiter Montréal, probablement qu'elle aidera aussi. La vaisselle, les lits, elle est pas du genre à regarder la télé pendant que les autres travaillent.

- Pensez-vous vous installer au Canada un jour ?
- Je sais pas. Si j'aime ça, je ferai une demande, oui.
Ah ah !
- Va t'asseoir là-bas, commande la matrone, qui est passée au tutoiement.
Céline s'assoit, misérable. C'est pas comme ça qu'elle imaginait le Canada. Il doit y avoir une erreur. Elle va s'expliquer.
- Madame, madame...
- Taisez-vous, ou on vous enferme, coupe sèchement la matrone.
Céline retourne à sa chaise. Elle y passera une heure et demie à pleurer sans que personne ne vienne lui parler de ses droits. Lui proposer d'appeler un avocat. De rencontrer ses cousins qui doivent bien se demander si elle a raté son avion ou quoi. Sans que personne ne pense à lui offrir un verre d'eau. Au bout d'une heure et demie, on la reconduira à l'avion entre deux policiers. " Il ne me manquait que les menottes ", racontera-t-elle à son arrivée.

Pendant ce temps, les cousins, inquiets on s'en doute, sont appelés au micro. On les prie de se présenter à Immigration Canada. Là, on ne leur explique rien. On leur désigne un téléphone :
- Décrochez, un agent va vous parler !
Un agent, leur parle effectivement. Il les informe que Céline est détenue parce qu'elle a essayé de rentrer illégalement au Canada pour travailler.
- Mais non, elle ne vient pas travailler. Elle vient chez nous. À la maison.
- Je ne vous demande rien. Cette jeune fille est une menteuse. Nous la renvoyons dans son pays.
- Laissez-moi au moins la voir cinq minutes, la pauvre enfant doit être complètement bouleversée...
- Pas question.
- Laissez-moi lui parler au téléphone.
- Pas question.
Les cousins ont demandé une enquête.

À Immigration Canada, on refuse de me donner des détails sans le consentement écrit de Céline qui est... chez elle, à Auterive.

Ce n'est pas grave. Je n'avais pas des millions de questions. Une seule, en fait. Je me demandais si Léon Mugesera, ce Hutu reconnu de génocide et de crime contre l'humanité en 1996, mais qui, au moment où on se parle, vit toujours à Sainte-Foy avec sa petite famille, je me demande s'il est entré au Canada par Dorval ? Si oui, il a été drôlement chanceux de ne pas tomber sur la même matrone que Céline.

NOTA BENE -

Si vous n'allez pas voter lundi - je ne vous dis pas de ne pas y aller - mais si pour quelques raisons qui vous regardent, ou même sans raison aucune, vous n'allez pas voter, faut pas avoir honte ! Pouvez même aller vous montrer à l'émission Les Choix de Sophie ( Télé-Québec ), 1182, boulevard Saint-Laurent, au Monument-National, à partir de 18 h 30.