Le samedi 5 décembre 1998


Mes bébelles, père Noël
Pierre Foglia, La Presse

Stéphane s'est fait mettre à la porte de " Chez ma cousine Evelyn ", l'ultime refuge où vont mourir les sidéens toxicomanes. C'est un peu comme se faire mettre à la porte de l'enfer.

Stéphane revend les médicaments qu'on lui donne gratuitement pour s'acheter de la cocaïne. Il se prostitue. Et en plus, il avait dit qu'il serait là à midi pour l'entrevue, et il n'est même pas venu. Son intervenante sociale et moi, on n'était pas contents. Comme disait l'intervenante :
- Il aurait pu faire un effort, c'est la Journée du sida ! Je suis désolée de vous avoir dérangé pour rien.
- Ne soyez pas désolée, mademoiselle. D'autres combats exaltants nous attendent. J'ai complètement raté, le mois dernier, la quinzaine de l'incontinence urinaire, les élections m'ont fait passer à côté aussi de la semaine des handicapés, mais dieu merci, décembre est là, décembre est le mois du père Noël. Je vais parler du père Noël. Il se trouve que je le connais. Il se tient ces jours-ci à la Place Longueuil, il est assis sur un trône dans le grand hall d'entrée, sa grande barbe blanche est une vraie barbe, il est assez gros, mais pas mal moins épais que les autres pères Noël que je connais. Il ne fait pas Ho ! Ho ! Ho ! Comme les autres. " Cela m'horripile, avoue-t-il. Et puis, lorsqu'on a une voix de baryton comme moi, cela donne des Ho Ho Ho peu congruents. "

" Congruent ", c'est ce qu'il a dit. Le père Noël de la Place Longueuil est un intellectuel. Un ancien prof de communication à l'université de Montréal. Les enfants ne le comprennent pas toujours, même s'il articule très bien : " Et toi mon petit, quel serait ton plus cher désir pour Noël ? " Heureusement le papa ou la maman n'est jamais loin pour traduire :
- Envoye, dis tes bébelles !

Longue litanie de Nintendo 64 et de Spice Girls. Des fois, un chien, ou un chat. En arrière, le papa fait des grands signes que non, pas de chien, pas de chat. Le père Noël se met à bégayer : " Euh, ben euh, sais-tu, je viens de donner mon dernier chien. " Des fois l'enfant veut un petit frère, une petite soeur. Le père Noël n'en a plus non plus. Des fois, c'est deux petites jumelles qui ont très peur du père Noël, plus la mère les pousse vers lui, plus elles le trouvent énorme et rouge, plus elles hurlent. La mère, ratoureuses, fait semblant de céder. Un tour de poussette dans les allées et vingt minutes plus tard, mine de rien... ah ben les petites filles, regardez donc qui c'est qu'est là ! Le père Noël ! Ouin-in-in-in ! Les jumelles repartent à striduler comme 12 camions de pompiers. Des fois c'est un grand qui ne croit plus au père Noël, mais comme il ne sait pas trop à qui s'adresser il vient se planter droit devant lui et très vite, il dit :
- Je voudrais que ma petite soeur qui a le cancer ne meure pas. Ou encore : " Je voudrais que mon père revienne avec ma mère. " Le père Noël n'a pas le temps d'y penser que déjà une petite fille se penche à son oreille : " As-tu apporté ma Barbie ? "
C'était jeudi soir. J'attendais en ligne avec les autres enfants. Je les écoutais exiger, réclamer, rechigner, commander : des petits rois cannibales. Des consommateurs tout petits, petits. Ils ne veulent pas voir le père Noël, ils veulent le consommer.
- As-tu vu sa barbe ? C'est une vraie.
Rien à foutre de sa vraie barbe, de ses rennes et de ses lutins. Où sont les cadeaux ? Veulent tout le magasin, tout le catalogue, toutes les pubs. Si c'est vrai que les enfants sont l'avenir de l'Homme et sa fiancée, j'ai bien peur que l'avenir ressemble à un supermarché.
J'attendais mon tour. Un petit garçon, un petit baveux, quat'lan, quat'lan et demi, s'est mis en tête de se faufiler...
- Hé, attends ton tour.
- T'as pas le droit t'es un adulte. C'est juste pour les enfants.
- Oui mais moi, je le connais.
- Tu le connais ? C'est quoi son nom ?
- Gilles Guérard. Et tu vois la dame qui est là juste derrière ? C'est sa femme.
- C'est même pas vrai. Le père Noël a même pas de femme.
- Viens, on va lui demander.

On est allés lui demander. C'était bien la femme du père Noël. Même qu'elle avait des bottines rouges. Elle s'appelle Yvane, c'est une ancienne soeur de la Congrégation Notre-Dame. Le couvent des soeurs était juste à côté du presbytère de l'église Saint-Eusèbe, rue Fullum. Elle est tombée en amour avec le vicaire de l'église Saint-Eusèbe, qui n'était pas encore père Noël à cette époque-là. Ils ont obtenu du pape l'annulation de leurs voeux, ils se sont mariés à l'église et ils ont eu deux enfants. Il y a sept ou huit ans, l'ex-vicaire a perdu sa job de chargé de cours à l'université et c'est en cherchant un emploi dans les journaux qu'il est tombé sur cette petite annonce : " Père Noël demandé aux promenades Saint-Bruno. " Et voilà. Un job assez mal payé ( 13 $ de l'heure ), mais quand même, par souci d'authenticité, il s'est laissé pousser une immense barbe blanche qui fait de lui un père Noël à longueur d'année. Les enfants le reconnaissent, même sans costume : " Le père Noël ! " Il se défend mollement. Il dit qu'il est son frère Léon. Je trouve cela un peu puéril de la part d'un presque vieux monsieur. Et puis très franchement, je m'entends mieux avec sa femme. Pendant qu'il expédiait les derniers enfants, on a parlé de la bonté. Elle me disait que c'est par amour de Dieu que l'Homme est bon avec son prochain.

- Vous voulez dire que les guignolées, les paniers de Noël, tout ça, ce sont en quelque sorte des offrandes à Dieu ?

- C'est un peu ça.

- J'espère qu'il aime les petits pois.

Et puis on s'est quittés et j'ai complètement oublié de demander quelque chose au père Noël. Ou à Dieu. Ou à Mom Boucher. Une faveur. Pas pour moi. Pour Stéphane. J'ai commencé cette chronique avec lui. Vous n'avez peut-être pas entendu sous l'ironie que Stéphane était complètement fini. Défoncé. Ravagé. Le sida. Pas de thérapie. Rien à faire. Il vit pour sa prochaine dose.

Pour Stéphane, je demande au père Noël, ou à Dieu, ou à Mom Boucher, cinq grammes de coke. J'en paie la moitié. Je pourrais tout payer et fermer ma gueule, mais je voulais offrir une chance, à un de ces monstres-là, de montrer un peu d'humanité.