Le samedi 12 décembre 1998


La problématique
Pierre Foglia, La Presse,

Chaque matin, le docteur Jean Robert appelle Nicole, sa secrétaire :
- Nicole, est-ce que le chèque est arrivé ?
- Non docteur.
Le docteur Jean Robert attend un chèque de la régie régionale de la santé.

Le docteur Jean Robert attend qu'on lui dise si le programme spécial Toxicomanie-VIH/sida va pouvoir continuer après le 31 décembre. Le programme spécial, c'est une douzaine de médecins, des infirmières, des travailleurs sociaux, des psys et d'autres intervenants qui assurent, sur le terrain, des soins à une clientèle très particulière : les toxicomanes qui ont le sida, déclaré ou non. Qui ont aussi l'hépatite. Qui se prostituent pour payer leur drogue. Sans-abri. Judiciarisés. Parfois déficients mentaux. Bref, des gens qui ont un criant besoin de soins, mais aussi de compassion et de respect. Et qui finissent parfois par retrouver un minimum de dignité si on veut bien ne pas les juger.

L'équipe du docteur Jean Robert est intervenue auprès de 200 personnes en 1997. Cinq cent soixante-six au total, depuis le début du programme en 92-93. On le voit, une médecine de tranchée. Du cas par cas. Que de patience pour une petite victoire, pour un poqué qui arrête de se shooter, un autre qui prend sa trithérapie. Sur ce terrain-là, on avance à tout petits pas. Et même des fois on n'avance pas. On est juste là, à tenir la main.

- Nicole, est-ce que le chèque est arrivé ?

- Non docteur.

Le type de la régie régionale de la santé qui doit envoyer le chèque qui assurera la survie du programme spécial Toxicomanie-sida s'appelle M. Grégoire. S'il voulait, il pourrait aller porter le chèque à pied. Son bureau est à moins de 15 minutes de celui du docteur Robert. Mais il ne le fera pas. Je ne connais pas M. Grégoire. S'il est gros, s'il est chauve, s'il s'en crisse ou pas, je ne sais pas. Sans doute est-il très gentil, très convaincu de l'utilité des soins communautaires, peut-être déplore-t-il leur sous-financement, peut-être comme vous et moi, a-t-il parfois le vertige en pensant qu'un de ses enfants pourrait finir là. Mais ça n'a rien à voir. Il n'est pas là pour servir une clientèle, il est là pour servir un système.

Or le programme du docteur Jean Robert échappe au système et rien n'irrite plus le système que les programmes qui lui échappent.

Le système ne tolère pas non plus cette manière anarchique et spontanée de répondre à DES BESOINS. D'ailleurs, un bon système ne répond pas à des besoins. Il répond à UNE PROBLÉMATIQUE.

Pour le système, le déploiement horizontal sur le terrain gâte la perspective. Pour le système, à ras les pâquerettes ( ou à ras les vidanges ) où se tiennent les intervenants du programme spécial du docteur Jean Robert, on ne peut pas avoir une vue d'ensemble du problème. La distribution de condoms et de seringues, la vaccination contre l'hépatite A, le cas par cas, tout cela dénote une déplorable improvisation et même de la précipitation...

Pour le système il s'agit, d'abord, de saisir la problématique. Envisager le problème dans son ensemble. En étudier les différents volets à des tables de concertation. Pardon. Des tables consensuelles. Définir des priorités. Pardon. Établir un ordre de priorisation. Tout cela bien sûr afin de maximiser l'efficacité, pardon, l'efficience des intervenants, pardon, des acteurs de la santé, dans un esprit de grande concrétude. La concrétude était à l'action ce que le bâton est au Popsicle : c'est ce qui tient toute la patente.

- Nicole, est-ce que le chèque est arrivé ?

- Non docteur.

Si le chèque n'arrive pas, c'est sans doute que la régie régionale de la santé s'apprête à récupérer le programme spécial du docteur Jean Robert. Une autre grande victoire du système qui a déjà avalé l'essentiel des ressources en santé communautaire. Ce qu'il en reste, notamment les maisons d'hébergement pour personnes atteintes de sida, sera centralisé dans un grand machin qui s'appellera Le Centre de coordination des interventions communautaires du réseau, ou quelque autre glorieuse appellation du genre. Un machin dont la première tâche sera de saisir la problématique des multipoqués de la rue.

Mais je me trompe. La toute première tâche du nouveau machin sera d'ouvrir des bureaux, d'y poser des tapis et des rideaux. Et des fax bien sûr, indispensables pour recevoir les appels au secours.

Pour le système, l'urgence de toutes les urgences est de perpétuer le système, c'est-à-dire d'ajouter un étage à sa structure verticale. Toujours plus haut. Toujours plus loin du terrain.

- Nicole, est-ce que le chèque est arrivée

- Non docteur.

Quatre-vingt mille dollars pour continuer jusqu'en avril. Deux cent cinquante mille dollars par année, budget inchangé depuis 1992. Le ministère de la Santé évaluait à l'automne 1996 qu'il en coûte en moyenne 612 $ par jour pour hospitaliser une personne atteinte du sida. Combien de jours-hôpital-sida la vingtaine d'intervenants du programme spécial du docteur Jean Robert ont-ils épargné à la communauté ? impossible de chiffrer. Et c'est un autre truc qui irrite beaucoup le système : ce qui ne se mesure pas.

La régie s'apprête à mettre de l'ordre dans tout ça. Comptez sur elle. On va enfin savoir où on s'en va avec la problématique toxicomanie-sida. On va savoir où on s'en va, mais on n'ira pas. Parce qu'on aura dépensé les maigres ressources dans les fax et les tapis. Parce qu'on n'aura plus, non plus, la motivation pour y aller. Parce qu'on aura établi, entre temps, d'autre priorités.

Bof, c'est pas grave, allez. Quand il y en aura trop, des poqués dans la rue, on fera une autre guignolée.

PARLANT DE GUIGNOLÉE -

On sort d'une campagne électorale au cours de laquelle deux des partis, celui de M. Charest et celui de M. Mario Dumont, surtout ce dernier, ont clairement manifesté leur intention d'en finir avec la solidarité sociale. Le troisième parti, celui de M. Bouchard s'est soudainement réclamé de la social-démocratie, mais on sait, qu'il n'est pas moins néo-libéral que les deux autres.

Vous, vous n'avez pas dit un mot. Pas une putain de seconde dans cette campagne, la misère n'a été un enjeu électoral. Comme contribuables de la classe moyenne, vous aviez pourtant le pouvoir, et vous l'avez toujours, de réclamer une sacrée guignolée fiscale, avec retenues à la source et tout. Vous n'avez pas dit un mot.

Mais deux semaines plus tard, oups, votre petit coeur saigne pour les miséreux.

Cout'donc, avez-vous le coeur à gauche comme moi, vous ? Je sais pas, je vous demande.