Le samedi 19 décembre 1998


Le vol à l'étalage
Pierre Foglia, La Presse,

Entendons-nous bien, le vol à l'étalage, c'est pas beau, c'est pas bien, et les raisons qu'on s'invente pour piquer dans les magasins sont généralement de fort mauvaises raisons.

Cela dit, il n'est pas nécessaire de toujours avoir une bonne raison de faire ce que l'on fait. Je connais quelqu'un qui vole parfois à l'étalage sans aucune espèce de raison. Un jour, j'ai surpris cette personne à piquer un fromage et je lui ai demandé, mais enfin, pourquoi as-tu volé ce fromage ?

- Pour le fromage, m'a-t-elle répondu.

J'ai trouvé la réponse satisfaisante, et même lumineuse, et nous n'en avons plus jamais reparlé. Le vol à l'étalage, c'est pas beau, c'est pas bien, mais il ne faudrait pas non plus tomber dans les excès de la morale épicière et en faire une infamie. Restons calmes. C'est du fromage. C'est un livre. C'est quelque colifichet ou accessoire vestimentaire. Qui vole un oeuf vole un oeuf. N'en faisons pas une omelette.

Cela m'est déjà arrivé, oui. Comment avez-vous deviné ? Je me souviens d'une fois, à Toronto, il y a deux ou trois ans, j'étais avec mon confrère Laurent Godbout, on couvrait un truc d'athlétisme, peut-être se souviendra-t-il de l'hôtel, pas moi, toujours est-il qu en allant acheter les journaux, en payant, je pique deux tablettes de chocolat. Quasiment sans y penser. Mais j'y pensais. Je ne vous ferai pas le coup du cleptomane somnambule, d'ailleurs je les ai choisies fourrées, l'une à la praline, l'autre au caramel. Mes préférées.

Lorsque nous nous fûmes éloignés, n'écoutant que mon grand coeur, j'en offre à mon ami Laurent. " Choisis ! " lui dis-je en lui présentant les deux tablettes. Il s'étonne :
« Tiens, t'as acheté du chocolat ? » Non, pas acheté. Piqué, lui précisais-je.
La colère qu'il m'a faite ! Un jeune homme qui me doit le respect. J'en frémis encore. Il s'est mis à me traiter de voleur, de ci et de ça.
- Chuuut !... Une chance qu'ils ne comprennent pas le français dans ces coins-là.
- C'est pas correct, s'indignait-il.
- T'as raison, Laurent, c'est pas correct.
- Pis ça fucke le système.
- J'aimerais bien ça, mais entre nous ça m'étonnerait. Pas deux tablettes de chocolat.
- Enfin quoi, tu n'as pas les moyens de te payer une tablette de chocolat ?
- Ça n'a rien voir.
- C'est quoi le trip d'abord ?
- Y'a pas de trip.
- Et si tu te fais pogner ?
- Je passerai en cour. Le juge me dira c'est pas beau, c'est pas bien, un homme de votre âge, avec votre situation, voyons donc, M. Foglia et gnagnagna. J'y dirai je regrette monsieur le juge. Il me donnera une amende. Ou trois mois de travaux communautaires. Mais je me connais, s'il me fait la morale un peu trop longtemps, comme toi en ce moment, je vais me tanner, je vais y dire, fais-moi pas chier M. le juge, je suis pas Mom Boucher.
J'y pense à l'instant, si je me faisais pogner, il y a trois ou quatre trucs que je ne ferais pas.
1- Je ne dirais pas que je ne l'ai pas fait exprès.
2- Je plaiderais coupable.
3- Je n'aurais pas d'avocat, en tout cas je n'engagerais pas le meilleur criminaliste de la ville pour me défendre, même si La Presse m'offrait de payer ses honoraires ( ce qui m'étonnerait ).
4 - Si la pression médiatique devenait telle qu'une conférence de presse s'imposât, je le jure, je ne verserais aucune larme devant les caméras.

BAGDAD HIER ET AUJOURD'HUI -

Je suis presque sûr d'avoir reconnu la rue El Mansour, quand ils ont montré des scènes de rue à la télé hier. J'ai reconnu aussi le parc de la Foire internationale où les multinationales pharmaceutiques faisaient du lobbying pendant mon séjour à Bagdad. C'était il y a un an exactement.

Il y a un an, Saddam disait exactement comme aujourd'hui, ne plus vouloir d'Américains dans l'équipe d'inspecteurs de l'ONU chargés de désarmer l'Irak. Il y a un an, il y avait déjà eu branle-bas de combat dans le Golfe. La crise s'était terminée sur un compromis.

Je me revois débarquer au terminus d'autobus ( j'arrivais de Jordanie ) On entre dans les villes par un parfum, une rumeur, je suis entré dans Bagdad par une couleur, le bleu du dôme des mosquées. La ville n'était pas soulagée d'avoir échappé aux frappes aériennes. La ville était trop fatiguée par sept ans de blocus pour éprouver quoi que ce soit.

Quand je vois aujourd'hui, à la télé, les éclairs zébrer la nuit de Bagdad, je revois la maternité de l'hôpital Al Sadate, les mères assises par terre, drapées dans leurs abayyas, ces grandes robes noires qui les font ressembler à une assemblée de corneilles. Elles berçaient de petites choses fripées qui n'allaient peut-être pas vivre.

Je me revois entrer dans la classe d'anglais de l'école AI UBoor dans Saddam City, les 40 gamines au garde-à-vous, hurlant à mon intention, à plein poumons : " Nous sommes les soldats de Saddam ." Et moi comme un con leur demandant si elles n'aimeraient mieux être coiffeuses que soldats. L'embarras de leur maîtresse. La mauvaise humeur de l'interprète-flic-accompagnateur.

Je me revois au siège de l'ONU dans la banlieue nord de Bagdad, dans le bureau d'un responsable de la distribution des vivres et médicaments du programme " pétrole contre nourriture ". Je l'entends : " Les Américains sont d'une extraordinaire mauvaise foi, leur délire paranoïaque n'a rien à envier à celui de Saddam. " Ceci aussi : " Chaque fois que les Américains frappent, ils ressoudent les Irakiens à leur bourreau. "

Je revois, devant les chics restos sur pilotis, le long du Tigre, les Mercedes des nababs de l'immobilier, du transport du pétrole et des vivres. Les vrais maîtres du pays. Ils ne sont pas pressés de faire tomber Saddam. Il est encore utile. Saddam = embargo = marché noir.

J'entends la chorale de l'église Saint-Raphaël, chanter l'alléluia, dans Bagdad la chaldéenne. Je me rappelle la pluie tiède en sortant de l'église.

Je revois cette banlieue cossue ombragée de bouquets de dattiers et de mandariniers. Des rosiers en fleurs s'agrippent aux grilles des pavillons. Le vieillard en tunique blanche qui vient m'ouvrir égrène un chapelet. Plus tard l'épouse silencieuse servira le thé. Plus tard encore, des entrées.

- Que sait-on de l'Irak en Amérique ? me demande le vieillard.

- Qu'on y fabrique des toxines botuliniques, ai-je répondu.

Le vieillard a eu un sourire triste. L'épouse silencieuse a apporté, sur un plateau, d'autres crêpes fourrées au hachis d'agneau.