Le samedi 26 décembre 1998


Ce jour-là (L'année 1998)
Pierre Foglia, La Presse

Ce jour-là, le 12 juillet, des millions de Français, et surtout de Françaises dont plus de la moitié n'ont habituellement rien à foutre du foot, sont descendus dans les rues de Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, ont chanté, dansé, lancé des pétards, grimpé dans des lampadaires. Se sont tapé dans les mains en disant " Ouuuuuuaihhh ! ".

Ce jour-là des millions de Français qui se défendent d'être patriotes, parce que le patriotisme c'est un peu con, se sont peint des petits drapeaux bleu-blanc-rouge sur les joues et ont chanté la Marseillaise.

Ce jour-là, les Français qui ne forment pas une collectivité très collective, en tout cas pas très douée pour les consensus, ont vécu leur première grande émotion collective depuis la Libération en 45.

Ce jour-là les Français qui sont les champions du monde de l'autodérision, les Français qui sont en tout le contraire des Américains ( malgré la fascination que ces derniers exercent sur eux ), les Français ont chanté comme s'ils étaient Américains : " On est les plus forts, on est les plus beaux, on est les champions ".

Ce jour-là des millions de gens qui n'aiment pas la France, qui la trouvent morose, nostalgique, straight, donneuse de leçon, xénophobe, ont aimé la France. Peut-être parce que ce jour-là, la France s'aimait elle-même.

Ce jour-là, inutilement pompeux, M. Chirac a dit, à quelques égards près, " il me semble qu'il y a dans cette capacité de l'équipe de France à dépasser ses limites la promesse d'autres succès, sur d'autres terrains ". Tout le monde a compris qu'il voulait dire que cette victoire était bonne pour la France. Il aurait dû dire ça, simplement ça : " C'est bon la France ".

Ce jour-là, et peut-être pour quelques jours après, les Français on cru la pub d'Adidas sur les murs de Paris qui disait : " La victoire est en nous ".

Ce jour-là les Français se sont trouvés bons. ( Depuis, c'est vrai ils ont recommencé à douter d'eux-mêmes. Mais c'est comme ça qu'on les aime. Moi en tout cas, c'est comme ça ).

Ce jour-là, le héros de toute la France ( et du match ) s'appelait Zinedine Zidane, dit Zizou, parce que Zizou c'est quand même plus facile à prononcer qu'un nom étranger.

Ce jour-là Zizou a marqué deux buts contre le Brésil, mais c'est la moindre de ses réussites. Son véritable exploit c'est d'avoir administré une formidable claque sur la gueule à Le Pen.

Ce jour-là, Rachid qui tient le bistrot " Les flots bleus " où j'arrêtais en revenant de mon jogging, Rachid a laissé ouvert son bistrot toute la nuit. Mais au lieu de l'engueuler le flic est entré, il a essuyé le comptoir avec son coude et posé son képi.

- Un demi Rachid

- Oui mon prince.

Il me disait la même chose. Oui mon Prince. Les clients de Rachid sont tous des princes. Mais seul Zidane est grand. Et Allah encore plus grand.

Ce jour-là, les petits Blacks qui jouent au ballon dans le parking du supermarché de Saint-Ouen, juste derrière le Stade de France, se sont récité pour la millième fois la liste de leurs joueurs préférés, Thuram de Pointe-à-Pitre, Desailly du Ghana, Tréziguet de Buenos Aires, Patrick Vieira du Sénégal. Et surtout Zidane. Grâce à Zidane, c'est comme si l'Algérie avait gagné le Mondial.

Ce jour-là les petits Blacks n'ont pas écrit " nique la France " sur aucun mur. Mais ce jour-là seulement. Le lendemain c'était redevenu la zone, comme avant. Ce jour-là l'autre héros des Français s'appelait Aimé Jacquet. Mémé. L'entraîneur de l'équipe championne du monde. On n'imagine pas Français plus moyen, moins champion du Monde que cet homme-là. Écoutons ce qu'en disait, juste avant le Mondial, Jérôme Bureau le directeur du journal l'équipe : " Aimé Jacquet n'est décidément pas l'homme de la situation. Nous attendions un leader qui donne du souffle, nous voilà avec un brave type qui soupire ". Un autre chroniqueur ( Ejnès ) du même journal : " Ah mourir d'Aimé ! Aimé Jacquet, le désenchanteur, conduit cette équipe comme il mènerait une épicerie de quartier ".

- Ce jour-là, en plus d'un grand match de foot, Mémé le laborieux, Mémé le modeste, le désenchanteur, l'épicier, a donné une formidable leçon à qui voulait la prendre : il n'y a pas d'enchantement, pas de magie, pas de fête, pas de bonheur sans travail.

Ce jour-là, le bonheur de tout un peuple est arrivé par un honnête homme. Et la chose ne se répétera peut-être pas avant mille ans.