Le samedi 26 décembre 1998


Les choses que j'aime
Pierre Foglia, La Presse,

Ma fiancée sifflote dans la cuisine. Elle s'arrête pour engueuler les chats : " Décollez j'ai dit ! ". Je mets un morceau de bois dans le poêle. Je reprends mon livre. Le téléphone sonne.
- Joyeux Noël Pierre.

Ma soeur de Californie. Elle me demande ce que je fais. Je lui dis que je viens de mettre un morceau de bois dans le poêle. Elle comprend que je m'ennuie.
- C'est vrai, t'aimes pas Noël, elle dit.
- Si. J'aime bien...
- Non, t'as jamais aimé Noël, elle insiste.
Ma soeur fonctionne comme les messages enregistrés du Bell Téléphone. Ça ne sert à rien de lui parler, t'as l'air du vrai con qui ne sait pas que c'est un message. C'est pareil quand elle m'appelle pour mon anniversaire.

- Bon anniversaire Pierre. Qu'est-ce tu fais ?
- Je suis en train de recoudre la bretelle de mon soutien gorge.
Elle rit pas. Elle continue :
- C'est vrai, t'aimes pas les anniversaires.
- Ni la famille.
- Ah ça non tu peux le dire, t'aimes pas la famille...
- Ni la Gaspésie, j'ajoute encore.
- Ça m'étonne pas, elle dit.

Ma soeur qui n'est jamais venue au Québec n'a aucune idée de ce qu'est la Gaspésie mais comme à son avis je n'aime rien dans la vie, cela va de soi, je n'aime pas non plus la Gaspésie... Ma soeur est partie pour l'Amérique avant moi. Un jour on a reçu des photos de son mariage, de sa maison et de sa piscine en Californie. Un autre jour je me suis retrouvé au bord de la piscine de la photo, elle m'a dit : " Tu ne te baignes pas ? Tu ne t'es encore pas baigné une seule fois depuis que tu es arrivé ". Et le lendemain : " Baigne-toi donc ! ". Et le surlendemain : " Mais enfin pourquoi tu ne te baignes pas ? ". Je l'ai conduite par la main au bord de sa piscine, j'ai craché deux fois dans l'eau bleue : pftuu, pftuu. Et je suis allé m'installer à l'hôtel le plus miteux de San Francisco, tenu par des Basques qui m'avaient averti qu'ils coupaient l'eau tous les jours entre midi et six heures. Cool, j'ai dit.

Ma soeur me fait beaucoup penser à vous. Elle aime aimer. Elle n'aime pas tant les gens, les choses et les événement pour ce qu'ils sont, elle aime l'amour qu'elle leur porte. Vous êtes comme ça aussi, vous avez dans votre petit coeur beaucoup d'amour d'aimer. Heureusement que vous êtes là et ma soeur aussi. Sans vous et ma soeur, le monde manquerait singulièrement d'enthousiasme ( vous ai-je déjà remerciés d'être là ? Permettez-moi de le faire aujourd'hui : je vous remercie. )

- Pour l'an 2000 qu'est-ce que tu vas faire a continué ma soeur ? Moi j'ai déjà acheté le champagne. Tu devrais y penser, parait qu'il va en manquer...
- Je ne bois pas de champagne.
- C'est vrai t'aimes pas les fêtes.
Elle a demandé à parler à ma fiancée qu'elle trouve bien courageuse. Comme j'étais quand même un peu fâché - ça me complexe beaucoup quand on me dit que je n'aime rien - je me suis mis à écrire toutes les choses que j'aime sur une feuille de papier.

LISTE DES CHOSES QUE J'AIME

J'aime la confiture, les coquelicots, l'Irlande, les routes en corniches, ZZ Top, les petits seins, et les gros aussi, maintenant. J'aime la vigne vierge sur les façades sévères des maisons bourgeoises. Ma fiancée quand elle fait semblant d'être excédée et qu'elle dit : t'es con, mais t'es con ça s'peut pas. Une toute petite fleur sur un gros tas de fumier. L'imparfait du subjonctif dans pour qu'il arrêtât de faire chier, il eût fallu que je lui misse ma main sur la gueule. J'aime l'incohérence inspirée de Macadam Tribus la meilleure émission de radio de la francophonie. J'aime les grandes salles de bains où on peut rentrer en tracteur. Un jour j'aimerais prendre une douche en tracteur. J'aime regarder un homme qui marche au bord de l'eau suivi de son chien. J'aime les intellectuels négrophiles, les cure-dents mentholés, les tables en arborite, les minettes Sévigné, les filles laides qui n'essaient pas de s'arranger un peu, les filles rousses quelle que soit la vraie couleur de leurs cheveux, les filles dans le livre que je suis en train de lire en ce moment complètement cyniques avec leur cul ( Les jolies choses, Virginie Despentes, Grasset ), mais je n'en ai jamais connues des comme ça, et je me demande si ça existe vraiment.

J'aime quand mes chats sont maladroits. Tout à l'heure Picotte a sauté sur mon bureau, il a atterri une patte dans la tasse de café, l'a renversée, a crissé le téléphone à terre en se sauvant par la chattière, je l'ai poursuivi jusque dehors, lui ai lancé une savate, suis revenu à cloche-pied. C'est la guerre.

J'aime écouter les conversations des gens. L'autre jour dans le métro que je ne prends pour ainsi dire jamais, il y avait un type qui disait à un autre, tu comprends si je donne une piastre à tous les pauvres de Montréal, ça ne changera rien à leur pauvreté. Mais si tous les pauvres de Montréal me donnaient une piastre, je serais riche. Je devrais prendre le métro plus souvent, on y apprend à compter.

J'aime inventer des histoires idiotes. J'ai dit inventer. J'en raconte rarement. En joggant, l'autre jour, j'ai inventé celle du gars qui se fait enterrer avec sa montre. Une semaine plus tard, y'a la maman ver qui appelle ses petits : venez vite les enfants, venez manger, il est midi. T'es con dit ma fiancée, mais t'es con.

J'aime le vélo. La voiture des copains qui apparaît au bout du chemin, leurs vélos sur le toit.

J'aime me faire des tartines. De n'importe quoi. On ouvre la baguette de pain frais, on enlève la mie en trop et on étale son enfance.

J'aimais beaucoup Laurie Anderson ( mais je ne sais pas ce qu'elle est devenue ) qui chantait des trucs comme " the thing I like best about bowling, is that you can see exactly what shoe sizes people wear ".

J'aime le rond tout bête de la Lune. Une goutte de venin, rien qu'une.

J'aime la perfection, c'est mon côté le plus straight. J'aime Proust que je découvre seulement maintenant, son habileté à démonter la mécanique des sentiments, bien que je le trouve souvent un peu longuet là-dessus, je suis d'accord avec Céline, 300 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave, c'est beaucoup.

J'aime le hockey, le basketball, le football, la boxe, les sports olympiques, j'aime le sport comme un fou. Sauf que mes héros, les champions, se révèlent si souvent morons et caractériels que je suis en train d'apprendre à tricoter.

J'aime les métaphores. La candeur. Les papillons, en tout cas je ne les haïs pas. J'aime une légère claudication chez une femme très belle. J'aime anyone with pain, et l'idée que les brontosaures sont peut-être morts de la varicelle. Quand j'avais 18 ans j'aimais le drapeau noir de Kropotkine, Netchaïev et Bakounine, puis j'ai tout oublié, mais j'y reviens, à l'anarchie, j'y reviens.

Et puis j'aime les gens.

Si si je vous assure, j'aime les gens. Pas tous c'est sûr. Combien ? Je sais pas. Deux ou trois.