Le mardi 29 décembre 1998


Le scandale inutile
Pierre Foglia, La Presse

Les cauchemars de l'année 1998

Le 8 juillet, trois jours avant le départ du Tour de France en Irlande, Willy Voet, soigneur de l'équipe cycliste Festina, est interpellé à la frontière belge en possession de 250 flacons d'ÉPO, abréviation de érythropoïétine, une hormone sécrétée naturellement par le rein, mais produite aussi en laboratoire pour le traitement de l'anémie. L'ÉPO en agissant sur la moelle osseuse, déclenche la fabrication de globules rouges. L'ÉPO donne en trois semaines le même résultat, le même surplus d'oxygène dans le sang, que cinq mois d'entraînement en aérobies. L'ÉPO, la dope la plus répandue dans les sports qui demandent un effort prolongé.

Le 8 juillet, l'incident passe inaperçu. Toute la France est tournée vers la finale de la Coupe du monde de soccer.

Exactement cinq mois plus tard, la Coupe du monde de soccer et la victoire sont oubliées depuis longtemps. Le Tour de France, lui, n'en finit plus d'étirer ses scandales. Dernier rebondissement en date du 8 décembre : sept coureurs de l'équipe Casino sont interrogés par la police de Lyon... L'ouragan qui a dévasté le Tour de France et sérieusement ébranlé le sport cycliste n'a pas fini de faire des dégâts, éclaboussant d'autres sports au passage, notamment le football italien.

On se plaît à dire que l'abcès crevé, le sport cycliste n'a plus le choix : se ressaisir ou disparaître. Rien n'est moins sûr. Certes, secoués par les affaires du Tour, les Français se sont donnés un Conseil de prévention et de lutte contre le dopage. Certes, la petite mafia qui dirige le Tour gesticule beaucoup autour de son nouveau code de conduite dont on peut déjà dire qu'il sera totalement inopérant. Certes, les sponsors se sont donné une charte d'éthique, les directeurs techniques et les médecins aussi. Certes, la fédération française de cyclisme a pris une mesure intéressante, la seule intéressante dans cette débauche de bons sentiments, en instaurant un " suivi médical ", quatre examens approfondis par année qui donneront le profil biologique de chaque coureur et révéleront les comportements ( plutôt que les produits ) suspects.

Beau programme. Sauf que les principaux intéressés, les coureurs, ne montrent jusqu'ici aucun empressement à y collaborer. Ce que disent les coureurs de tout cela ? Ils disent aux organisateurs, aux dirigeants, aux journalistes, au public, à la justice, mêlez-vous donc de vos affaires.

Début novembre, lors de la présentation du parcours du Tour de France 1999, un journaliste de l'Équipe aborde Marco Pantani, vainqueur du Tour de France et du Tour d'Italie avec cette question qui brûle les lèvres de tout le milieu :
- Avez-vous déjà touché à l'ÉPO ?
Réponse de Pantani :
- Ça, mon ami, c'est ma vie privée...

La réponse reflète exactement ce que pense le peloton : cela ne regarde personne. Après l'équipe Festina, l'équipe néerlandaise TVM, surprise avec 104 doses d'ÉPO a été la plus éclaboussée par les scandales de l'année. Assignés à résidence depuis août, le directeur sportif de TVM, Cees Priem et le docteur Andreï Mikhaïlov viennent tout juste d'être libérés. On penserait que TVM n'aurait rien de plus pressé que de se refaire une virginité. Voici la première déclaration publique de leur nouveau directeur technique, Steven Rooks : " Il faut être large d'esprit, dit cet ex-coureur qui a déjà terminé second du Tour de France. Le dopage n'est pas malsain, affirme-t-il. Je sais ce qu'il faut faire pour arriver au sommet. L'important c'est d'avoir un bon médecin ".

Voilà qui tire la ligne entre problème de dopage et culture de dopage. Pour tout le monde, sauf les coureurs, le dopage est un problème. Pour les coureurs, le dopage c'est une manière de vivre, une culture. L'ÉPO fait partie de leur régime. De leur boîte à outils. Ça prend de l'ÉPO pour gagner. Pour faire carrière. D'où le considérable malentendu de cet été. Les coureurs ne sont pas repentants. Ils sont indignés et furieux : on est entré dans leur vie privée.

Ils ne se sentent pas coupables. Ils se sentent trahis. Et en même temps totalement maîtres de la situation. C'est qui, qui pédale ? La police peut multiplier les descentes tant qu'elle voudra. Elle a trouvé des centaines de flacons d'ÉPO dans les valises des coureurs, mais pas une seule goutte dans leur sang. Pas un seul coureur positif au Tour de France ! C'est dire combien les tests sont ridiculement faciles à contourner.

Si la police française les emmerde trop, les coureurs boycotteront le Tour de France, voilà tout. À mots couverts, ils menacent d'aller faire leur show au Tour d'Italie, voire au Tour d'Espagne.

La version officielle, celle des autorités, c'est que l'abcès crevé, le sport cycliste va se ressaisir, repartir sur de nouvelles bases. Rien n'est moins sûr. Au-delà des grands mots - l'éthique ou le chaos - l'attitude des coureurs nous annonce que dorénavant ce sera comme avant.

N.B. - Pour qui s'intéresse à la question du dopage dans le cyclisme, la télévision belge ( RTBF ) a tourné là-dessus un document lumineux qui passera à TV5 le lundi 4 janvier à 21 h 30. Cela s'appelle Ces merveilleux fous de vélo avec leurs drôles de seringues, c'est bien meilleur que le titre ne l'indique, on y entend longuement le soigneur de l'équipe Festina Willy Voet par qui le scandale est arrivé. À ne pas manquer.