Le samedi 13 juin 1998


L'anthropologie est un sport niaiseux
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

La Coupe du monde de soccer devrait s'appeler chez nous, la coupe du monde des ethnies. Notre sport c'est l'anthropologie, pas le soccer. Notre intérêt se porte moins vers le ballon que vers l'indigène qui tape dedans. On va le traquer dans ses tanières de la rue Saint-Laurent, dans les ghettos latinos ou portugais du Plateau, on va écouter le tam-tam chez les Black de la Côte-des-Neiges. Aux nouvelles à la télé on nous montre l'Italien qui vocifère, le Brésilien qui danse, l'Anglais qui boit.

On me trouvera snob, mais cette chasse au bon sauvage qui exulte, m'agace. Cette gaieté d'anthropologue célébrant avec les Balous-Balous une messe dont il ignore l'objet, me tombe sur les rognons. S'il est un temps où l'on ne me verra pas au Café Italia où j'ai mes habitudes depuis un siècle, c'est bien pendant la Coupe du monde de soccer. Je m'y sentirais comme un animal de laboratoire.

Il est de bon ton, surtout pendant la coupe du monde, de découvrir qu'au Québec, on joue plus au soccer qu'au baseball. Près de 100 000 enfants joueraient au soccer ici. C'est une vérité statistique et, je le crains, seulement statistique. Chez nous on commence à jouer au soccer très jeune, et on cesse d'y jouer très jeune aussi. On dit ici, et c'est devenu un lieu commun, que le soccer est un sport merveilleux parce qu'on peut y jouer n'importe où et qu'une paire de runnings suffit. Cela ressemble à une justification. On se cherchait de bonnes raisons de jouer au soccer et on en a trouvé. Cela ne remplace pas la passion. Ici on joue au soccer pour les même raisons qu'on mange de la salade : c'est bon pour la santé, et c'est surtout moins compliqué et moins cher que le veau en papillotes. Je suis né dans un pays de soccer, et je vois d'ici la tête de ma mère si vous lui aviez dit que le soccer c'est le fun ça prend juste une paire de runnings pour y jouer. Une paire ? Le mien c'est trois ou quatre par année, vous eut-elle répondu, et de se fâcher : il shoote dans tous les cailloux du chemin.

De shooter dans les cailloux n'a fait de moi ni un Pelé, ni un expert, je suis devenu, au chapitre du soccer, aussi nord-américain que vous, un peu anthropologue aussi, sauf que, au contraire de vous, ce qui me frappe chez l'ethnique c'est combien sa passion du soccer le rend semblable à nous.

Personne ne ressemble plus à un amateur de hockey québécois, qu'un tifoso du calcio italien. Même discours en apparence infantile, même fondamentale méconnaissance de leur sport. Même dramatisation d'un jeu devenu affaire d'État. Même besoin de " parler-pour-parler ". Je me suis longtemps demandé comment des adultes pouvaient parler aussi sérieusement d'absolument rien pendant des heures, jusqu'à ce que je me rende compte que ce n'est pas parler, c'est être ensemble, se reconnaître, se sentir comme font les chiens.

Une différence quand même : le tifoso vit sa passion dans des lieux publics, les cafés, la rue, alors que l'amateur de hockey qui a perdu ses tavernes, doit se réfugier dans les calamiteuses lignes ouvertes sportives.

On dit souvent du soccer que c'est du hockey sans patins, autre lieu commun dont il y a lieu de se méfier. Le hockey est instinctif, plein de rebondissements, les plans de match font la part belle à l'improvisation. Alors que le soccer est essentiellement collectif et tactique. Le beau jeu, pas si rare, y est lent décisif. Le soccer n'est pas facile à ( bien ) suivre, l'action avorte toujours sur des systèmes défensifs sophistiqués difficiles a lire et à apprécier. Le football total ( tout le monde attaque, tout le monde défend ) est un mythe, et tenter d'identifier les pays par leur style, comme on s'obstine à le faire dans les conversations, relève du folklore. Les Brésiliens ne jouent pas comme ils dansent la samba, ni les Argentins comme ils dansent le tango, le modèle absolu dans le grand livre des entraîneurs reste la realpolitik allemande, comprenez que le beau jeu on s'en fout, l'important c'est de gagner. C'est la victoire qui fait rêver, pas le panache, ni la virtuosité. Et cela n'est pas vrai qu'au soccer.

On ne reconnaît pas un pays à la manière dont il joue, mais il est d'autres liens, invisibles sur le terrain, des liens politiques, économiques, sociaux, qui arriment les nations à leur équipe nationale. Ainsi en Afrique du Sud, depuis la fin de l'apartheid, le soccer a été un lieu stratégique de réconciliation entre les Noirs et les Blancs. Les deux sports les plus populaire au pays de Nelson Mandela, le rugby et le cricket, sont exclusivement blancs. Au soccer, Noirs et Blancs se côtoient, surtout dans les estrades, sur le terrain, les Noirs étant nettement majoritaires.

On imagine que la qualification de l'Iran, n'a pas fait l'affaire des mollahs conservateurs qui savent bien que le stade de soccer consacre la double vie des Iraniens. Double vie superbement résumée par deux banderoles dans le grand stade de Téhéran où s'était ramassée la foule pour célébrer la qualification des Iraniens face à l'Australie. La première banderole prônait que la victoire passait par la prière, La seconde qui disait " Shir-e samâvar dar ken-e davâr ", soutenait qu'il fallait plutôt ploguer le robinet du samo-var dans le cul de l'arbitre.

L'équipe colombienne reflète la confusion qui règne dans le pays. On se rappelle l'assassinat du joueur coupable d'avoir compté un but contre son camp au lendemain du dernier Mondial, et voilà que le meilleur défenseur, Wilson Perez, vient d'être condamné à 50 mois de prison pour... trafic de drogue.

L'Allemagne ne fait pas de bruit comme d'habitude. L'Italie en fait trop comme d'habitude aussi. Et j'ai choisi la France pour disputer la finale à l'Argentine le 12 juillet. La France parce qu'elle le mérite. La France, le pays. L'équipe je ne sais pas.

J'aime bien la France en ce moment. Je la trouve courageusement sociale. Fidèle à son idéal républicain. Injustement moquée par les fins finauds ultra-libéraux. J'aime bien la France quand elle ne fait pas chier avec sa grandeur, quand elle doute d'elle-même comme maintenant. Une Coupe du monde ne prouverait rien, bien sûr, juste un baume, un velours, un petit cocorico en passant.

Allez les Bleus.