Le samedi 20 juin 1998


Les " foot " de Dieu
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LYON

J'écris ce texte en route pour Lyon. J'ai choisi Lyon parce que c'est demain, à Lyon, dans l'enceinte romaine du magnifique stade Gerland que sera disputé le match États-Unis - Iran, un des événements, les plus attendus de ce mondial de soccer.

On n'attend pas de ces deux modestes équipes un match d'anthologie. Ce qu'on attend n'a qu'un lointain rapport avec le soccer. On attend un affrontement entre ennemis irréductibles. On attend la hargne du petit contre le grand. Un match entre Allah et le Grand Satan. On attend une guerre sainte.

Le sport sert parfois à cela, à se faire une guerre sans morts ni blessés, une guerre qu'on ne se fera jamais vraiment ( du moins espérons-le ).

En réalité, les Américains s'en foutent, ils disent que ce sera un match comme les autres. Les trois quarts des joueurs ignoraient il y a une semaine encore que leur pays boycotte l'Iran économiquement et diplomatiquement depuis vingt ans. Et puis c'est juste du soccer. Il y aura des banderoles dans le stade qui diront : " À bas l'impérialisme américain ", alors que, plaisamment, le soccer est le seul univers sur lequel ne règnent pas les Américains. Ils n'aiment pas. Il n'y a pas d'arrêt de jeu au soccer. Pas d'arrêt de jeu, pas de pub. Pas de pub pas de télé, pas de gros salaires, pas de vedettes, pas de sport.

En réalité, les Américains ne sont pas loin d'être des figurants dans ce match tordu, sulfureux, qui, dans le fin fond des choses, opposera l'Iran à... l'Iran. Dans ce pays où les imams ont censuré le jeu sous toutes ses formes depuis 1979 - le jeu est prohibé même si c'est pour se distraire ( dixit l'imam Khomeiny ) - dans ce pays où le plaisir est interdit, le match de demain opposera le pouvoir religieux des mollahs à l'Iranien de la rue qui en a plein son culte de l'ordre moral, plein son culte de l'obsession de la discipline, plein son culte du Moyen Âge intégriste.

Demain, par la magie du Mondial, les Iraniens accéderont pour un instant au monde de maintenant, à une modernité d'où ils sont, habituellement, exclus. Dans " Coupe du monde ", le mot qui fascine les Iraniens du peuple, c'est monde. Le match de demain, par l'intérêt médiatique qu'il soulève, les place pour quelques heures au centre du monde.

Demain, le match entre les États-Unis et l'Iran aura peut-être des allures de guerre sainte, et si les Américains étaient malins, ils laisseraient gagner les " foot" de Dieu. Alors Téhéran exploserait de joie, les Iraniens descendraient dans la rue comme lorsque l'Iran s'est qualifié contre l'Australie, et les femmes aussi, oh scandale, prendraient la rue comme la dernière fois aux cris de : " Nous ne sommes pas des fourmis, nous aussi nous voulons faire la fête. "

Demain, l'Iran sera pour quelques heures un pays comme les autres.

Demain, quel que soit le score sur le terrain, ce sera de toute façon, Coca-Cola 3 et Allah 0.