Le dimanche 21 juin 1998


Chicken, dit Leila
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98



J'ai rencontré Leila et ses frères Karim et Alireza en sortant du resto, du côté de la rue Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Des jeunes Iraniens de Chicago qui ne sont jamais allés en Iran... " J'y suis née, corrige Leila, mais j'avais trois ans quand mes parents ont fui la révolution islamique. "

Ce soir, au Gerland, ils auront un drapeau américain dans une main, un drapeau iranien dans l'autre, mais entre les deux leur coeur ne balancera pas du tout : ils sont Américains !

" Nos parents ? Sont à l'hôtel. Sont couchés ! Ah, vous voulez dire s'ils sont plus Iraniens que nous ? Ça dépend. Quand ma mère s'engueule avec mon père, qu'elle le traite d'ayatollah, elle est complètement Américaine. Mais pour me dire de ne pas porter cette jupe-là, ( non pas celle-ci, une autre plus courte ), elle redevient complètement iranienne. "

Le père enseigne les maths dans la même université où Leila joue au soccer et suit quelques autres cours, " hélas obligatoires ", ajoute-t-elle en riant. Elle préférerait jouer au soccer tout le temps. Elle est la seule de la famille qui s'intéresse vraiment au Mondial, la seule qui souhaite la victoire des Américains et ça n'a rien à voir avec la politique, elle souhaite surtout que les Américains jouent moins " chicken " que contre l'Allemagne, qu'ils osent se porter à l'attaque. " C'est épouvantable de perdre comme ça sans essayer rien, ça sert à quoi de jouer si on ne s'amuse pas, il y a bien assez de la vie où il faut être prudent, faire toujours attention, et ne pas mettre des jupes qui montrent tout. Je les regardais jouer contre l'Allemagne et je me disais c'est pas possible, on dirait que c'est ma mère qui les a coachés. "

J'ai demandé à Leila si elle aimerait qu'il y ait un Mondial de soccer pour filles. Elle m'a appris qu'il y en avait un. Qu'il se jouerait en Chine, l'an prochain. Mais que les journalistes occidentaux n'en parlaient pas, sans doute parce qu'ils sont trop occupés à s'indigner de la situation de la femme en Iran.

Et toc.

Dans Lyon hier soir, ils étaient quelques milliers d'Iraniens, pas tous aussi sereinement détachés de leur ex-patrie que Leila, qui attendaient de ce match quelque chose de plus que le soccer, quelque chose de plus que le rapprochement diplomatique annoncé par Madeleine Albright. " Je rêve, disait un Iranien chauffeur de taxi à Marseille, de ce qui se passera à Téhéran si on gagne. Ça va être la folie, les gens là bas ont tellement besoin de cette victoire... "

En attendant LE match, comme tous les touristes qui découvrent Lyon, les supporters iraniens " traboulaient " hier soir. Les traboules, ce sont ces minuscules passages - une volée de Marches, un tunnel voûté - qui mènent par des cours intérieures, au coeur de la ville, même si beaucoup, en France, doutent que Lyon ait un coeur. Lyon a la réputation d'une ville d'affairistes bourgeois, où le commerce, la politique et les dîners d'affaires ne laissent pas beaucoup de temps pour la culture et le sport. Comme pour justifier sa réputation, Lyon qui a timidement décoré ses vitrines est en train de rater son Mondial. Elle a annulé les fêtes populaires prévues au programme, déplacés les écrans géants au diable vert, et ce matin un chroniqueur du journal local, Le Progrès, annonçait que le stade serait plein de " curieux " qui ne voudront pas manquer l'événement pour pouvoir dire un jour " j'y étais ", et de rappeler à ces curieux, comme on le ferait pour des Lapons ou des Canadiens, que ce jeu-là se joue avec un ballon rond, et que le zigoto avec un sifflet au milieu n'est pas le secrétaire général de l'ONU.

Bref, Lyon est la cendre qu'il fallait à ce match brûlant. Mais c'est aussi, soyons justes une des plus belles villes de France. Et bon, elle n'a pas de coeur, mais je vous signale quand même que, à défaut de coeur, les rognons que l'on sert chez Léon de Lyon, rue Pléney, sont très bien.

CARTON JAUNE -

J'en entends qui parlent déjà de la grande réussite de ce Mondial, du moins sur le terrain, où les joueurs sont d'une imagination " décoiffante ". C'est le nouveau mot pour dire youpilaye, en France. Décoiffant donc. Ah bon. Vous avez vu Espagne-Paraguay, vendredi ? Et vous êtes décoiffé ? Vous avez, il me semble le cheveu espiègle. Vous devriez mettre un chapeau. Piteux les Espagnols vendredi. Besogneux les Norvégiens, les Danois, les " Hollandais ". Nuls les Bulgares. Les Italiens ont volé leur premier match sur une grossière faute d'arbitrage. Et Ronaldo, pas si génial que ça le nouveau dieu du soccer, un ou deux éclairs, et puis après où il est Ronaldo ? Vous le voyez, vous ?

Je ne connais pas assez le soccer, dites-vous ? C'est ce que je croyais. Mais Platini ( il connaît ça, Platini ? ) dit la même chose que moi : " Ça manque de stars, ça manque de création ". Et Pelé, il connaît ça, Pelé ? : " Les petites équipes qui affrontent les grandes s'attendent à faire quoi avec un seul attaquant en pointe ? C'est une honte de jouer aussi peureusement en Coupe du monde ".

IL Y A VINGT ANS -

L'homme que l'Argentine vient tout juste de remettre en prison, Jorge Rafael Videla, était à la tête du pays, il y a vingt ans, lorsque l'Argentine a organisé et gagné la Coupe du monde de 1978. Videla, en 1978, avait 30 000 morts sur la conscience. 30 000 disparus. Les desaparecidos de douloureuse mémoire. Enlevés la nuit par les militaires, torturés, puis jetés à la mer du haut d'hélicoptères. Le jour où Videla, gominé de gloire, dans la tribune d'honneur, a remis la Coupe du monde au capitaine de l'équipe qui s'appelait Daniel Passarella, ce jour-là, d'autres torturés, d'autres tours d'hélicoptères, d'autres desaparecidos.

On ne savait pas, dit aujourd'hui Daniel Passarella, devenu l'entraîneur de l'équipe actuelle. On ne savait pas, disent les joueurs de l'époque.

C'est ce qu'ils disent toujours après. Qu'ils ne savaient pas. Ce qu'ils ne disent pas c'est que lorsqu'on leur en parlait, ils répondaient qu'ils ne voulaient pas le savoir. Aujourd'hui, par exemple, les Yougoslaves ne veulent pas savoir. Dans vingt ans, ils diront qu'ils ne savaient pas.

Il y avait l'autre jour dans l'Équipe un très bon papier sur l'Argentine, signé d'un type qui vit là bas. Un de ces papiers fulgurants qui rendent tous les autres illisibles.

TOP CHIASSE -

Puisqu'on en parle, je trouve la presse française décevante sur le Mondial. L Équipe n'est pas le pire exemple. Le Monde, Libé, les Belges, les Suisses, ne volent pas bien haut. C'est la quantité qui lasse. Il y a une limite de choses que l'on peut dire sur un sujet donné, fût-il Mondial. Quand on est rendu à faire parler le banc sur lequel s'assoient les réservistes pendant le match " c'est sur moi que se posent les culs, toujours les mêmes culs qui se relâchent " j'imagine qu'on a atteint la limite. Une limite au-delà de laquelle tout sujet cesse d'être un sujet pour devenir une chiasse. C'est ce qui est en train de se passer dans les journaux français. Méga caca comme ils disent.

AUTRE FAÇON DE COMPTER -

J'ai lu dans l'avion que 37 milliards de téléspectateurs allaient regarder ce Mondial. Six fois la population du globe. Whaô.

J'arrive à Lyon. Je cherche une chambre, j'en trouve une tout de suite, très correcte, dans un deux étoiles. Je m'en étonne au patron : " Le Mondial a chassé notre clientèle habituelle monsieur, j'ai plein de chambres vides, les gens ont peur de je ne sais quoi, la flambée des prix, les bouchons de circulation, des hooligans, j'ai des chambres vides même le jour d'un match

Je me promène dans le Lyon, je vais souper, jogger sur le bord du Rhône... pas d'affluence, pas d'atmosphère particulière. Un petit groupe de supporters paraguayens qui reviennent de Saint-Étienne où jouait leur équipe, des Japonais qui seraient là de toute façon, un samedi tout ce qu'il y a de plus normal.

37 milliards ? Cela intéresse vraiment autant de gens ? De Lyon, on ne s'en douterait pas. De Lyon, on se demande si ce ne serait pas, par hasard, 37 joyeux tôtons quelque part, qui regardent un milliard de fois le même match...