Le lundi 22 juin 1998


Champagne
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LYON

Je vous donnerai leurs noms demain si je retrouve mon carnet que j'ai oublié soit dans ma chambre, soit dans la leur. Bref, je les ai rencontrés à mon hôtel avant le match États-Unis - Iran. Ils mettaient le champagne au frais dans un cooler, quand je les ai rejoints dans leur chambre.

Le champagne de la victoire, m'ont ils dit.

Trois Iraniens de la banlieue de Montréal, trois copains, un qui travaille à Air Canada, un de Pierrefonds, un autre qui tient un magasin " Tout à un dollar " à Saint-Hubert. Celui-là qui était avec sa femme. Ils se sont décidés le 4 décembre quand l'Iran s'est qualifié contre l'Australie : on y va.

À ce moment-là, ils ne savaient pas que l'Iran rencontrerait les États-Unis. C'est le boni de leur voyage. " Les Américains sont si ignorants du reste du monde, si méprisants en particulier avec les pays islamiques que ça va nous faire le plus grand plaisir de boire ce champagne à leur défaite ce soir... "

Ils sont musulmans comme je suis chrétien, c'est pour vous dire que ça fait longtemps qu'ils ont pas mis les pieds dans une mosquée. Ils vivent avec des Québécoises, ont des bébés, et sont bien tannés des clichés du genre " Jamais sans ma fille ", le film plus crétin qu'ils aient vu de leur vie. Tannés aussi des conneries qu'on dit sur leur pays, et aussi sur ce match. Oui c'est un match pas comme les autres, oui la victoire sur les États-Unis enflammera l'Iran pour quelques jours, mais ensuite tout redeviendra comme avant... Les choses s'apprêtent à changer en Iran, mais ce n'est pas grâce au soccer. Savez-vous qu'en Iran 80 % de la population a moins de 30 ans ? C'est ça le vrai facteur de changement...

Pour le match d'hier, ils avaient des billets à 120 $ achetés à l'Association canadienne de soccer. Après Lyon, ils iront à Montpellier où l'Iran affrontera l'Allemagne jeudi. Leur voyage leur coûtera environ 2000$, transport compris. J'ai lu douze millions d'articles sur le Mondial où il était question de chambres à 350 $ minimum, celle d'hier nous coûtait, aux Iraniens et moi, 45 $. Anyway, je ne referai pas votre éducation là-dessus, je dis seulement que les sections tourisme des grands quotidiens devraient toutes ajouter à leur staff régulier, un reporter iranien.

- Et si l'Iran perdait les boys ?

- On n'en mourra pas !

- Je veux dire pour le champagne ?

- On va le jeter.

- Faites pas ça. Ce truc-là est encore meilleur pour se consoler que pour fêter.

- Une chance qu'on t'a rencontré, le journaliste !

AMBIANCE -

Deux heures avant le match, aux abord du stade, quelques centaines d'Iraniens peinturlurés vert-blanc-rouge, criaient Iran, Iran, Iran. Juste de l'autre côté de la rue, devant un petit restaurant, des supporters américains beaucoup moins nombreux, dépliaient une immense bannière étoilée. Tout se passait dans la bonne humeur. Même que des fois un Américain traversait la rue, serrait la main d'un Iranien : Good luck. Et se faisait prendre en photos. Les policiers amusés surveillaient la scène de loin.

Avec la soudaineté de l'orage, mais sans qu'on l'ait vu venir, le ton a changé dans le camp iranien. Soudain les cris sont devenus menaçants. Les bouches se sont tordues, les poings tendus. Soudain la haine. Les policiers se sont aussitôt déployés, hésitants, protéger qui ? Les Iraniens n'avaient pas l'air de menacer. Plus bizarre encore ils scandaient maintenant en vociférant : " ter-ro-riste, ter-ro-riste ! ". Et soudain on a vu : des barbus au milieu de la rue, dans des costumes noirs, ils allaient vers le stade en rang. Des officiels. Des représentants du gouvernement. Des officiels. Du personnel d'ambassade. C'était pour eux la haine. Les autres Iraniens les pointaient du doigt, " ter-ro-ristes, ter-ro-ristes ". La police a fait écran. Médusés les supporters américains se sont éloignés. Ça ne les regardait pas.

TOULOUSE TREMBLE -

Toulouse retient son souffle, Toulouse présente ce soir le match Roumanie-Angleterre et s'interroge : les hooligans ont-ils suivi ? Toulouse attend 10 000 Anglais aujourd'hui dont seulement 3 000 ont des billets. Que viennent faire les autres ?

Toulouse se rassure comme elle peut et pas toujours élégamment en se disant qu'elle n'a pas, dans ses murs, tous ces Arabes pour exciter l'agressivité des hooligans comme ce fut le cas à Marseille. Toulouse a tout de même reporté sa fête annuelle de la musique, annulé toutes les manifestations Coupe du monde, démonté l'écran géant érigé sur les bord de la Garonne, et appelé quelques compagnie de CRS à la rescousse. Bonjour la fête. Bonjour l'amitié. Vive le sport.

Dans la ville des violettes assiégée on haït beaucoup l'Anglais ces jour-ci, comme dans toute la France d'ailleurs. Entendu au café ce matin : " Qu'est-ce que vous voulez, il fait toujours sombre chez eux, et la pluie, et le froid, et voilà, ils deviennent fada ".

Pour m'amuser j'ai dit que je venais du Canada, où il fait au moins aussi froid et sombre qu'en Angleterre.

" Mais c'est pas du tout pareil, m'a dit le buveur, au Canada, vous avez du sang français dans les veines ! "

Êtes-vous rassurés ?

CARTON ROUGE -

Les joueurs de soccer sont, dans l'ensemble, tout à fait comparables à ce que nous avons de pire en Amérique du Nord : nos joueurs de baseball. Même puante vanité, même paranoïa, même imbécile rapport avec la presse. Mais il en est un qui les dépasse tous, le roi des rois des abrutis de la planète aérobique : le Bulgare Hristo Stoïchkov. Un cas d'internement. Un furieux. Un furoncle. À la mi-temps de Nigéria-Bulgarie, Hystérico est allé invectiver Platini, le patron du Mondial, qui se trouvait dans la tribune d'honneur, et il a jeté son maillot dans sa direction. Hystérico reprochait-t-il quelque chose à ce Mondial ? Pas du tout. Un différend avec Platini alors ? Non plus. Le Bulgare est sur une colère qui date de quatre ans. Il n'a toujours pas digéré la prestation d'un arbitre français lors du Mondial aux États-Unis. Le rapport avec Platini ? Aucun. Sinon qu'il est Français. Depuis quatre ans tout ce qui est français fait capoter Hystérico. Il aurait même giflé un camembert la semaine dernière.

JARDINAGE -

Le soccer se joue sur une pelouse aussi amoureusement entretenue que les verts des clubs de golf les plus huppés. La pelouse du Gerland à Lyon est une des plus belles de France, et une des plus appréciées des joueurs, Ronaldo lui-même a dit que c'était " un billard ", le compliment suprême pour un terrain de soccer. Dix jardiniers l'entretiennent, regarnissent après chaque match chaque trou de crampons. La pelouse est tondue quotidiennement à la hauteur réglementaire de vingt millimètres, et il y a vraiment un type de la Fédération internationale de football qui mesure le brin d'herbe avant chaque match, pour vérifier. S'il est trop long, bon, on passe la tondeuse, mais s'il est trop court, qu'est-ce qu'on fait ? On attend qu'il pousse.