Le mardi 23 juin 1998


Le Mondial en otage
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

TOULOUSE

Toulouse ou Lens ? C'est le choix que j'ai eu à faire ce matin. Les hooligans anglais ou les hooligans allemands ? Les chauds ivrognes ou les froids fascistes ? C'est le choix que de nombreux journalistes qui couvrent le Mondial avaient à faire aussi. C'est dire que les hooligans contrôlent l'agenda des médias. C'est dire qu'ils ont pris ce Mondial en otage. C'est dire qu'ils ont déjà gagné leur méchant pari.

Ils ne pouvaient pas le perdre. À moins de tenir le Mondial à huis clos. Comment les empêcher d'arriver à Toulouse par exemple ? Comment repérer parmi 10 000 supporteurs anglais, 10 000 rosbifs ordinaires, comme on les appelle ici, qui portent tous les mêmes bermudas ridicules, traînent les mêmes glacières pleines de bière, comment reconnaître parmi ceux-là, inoffensifs, les 300 fauves qui sont venus foutre le bordel ? Impossible.

Toutes les mesures pour contrer les hooligans ont jusqu'ici échoué. Toutes les précautions ont semblé dérisoires. Fermer les bars à 23 heures pour les empêcher de se saouler ? Un des garçons de café du Melting Pot, le pub irlandais du boulevard de Strasbourg, hausse les épaules : " De la bière, ils peuvent en acheter partout, en faire des réserves monstres et aller se réapprovisionner toute la nuit dans leurs camionnettes ". À la terrasse du café Albert, près du Holiday Inn, le ton avait monté : " Il faut donner le droit à la police de tirer ! "

Tout de même, ai-je protesté timidement, tirer...

" Oui monsieur tirer dans les couilles. Qu'est-ce qu'on fait avec un chien enragé ? On l'abat monsieur. " Ce n'est pas l'aspect le moins sombre de l'effet hooligan : ils réveillent en chacun de nous le petit hooligan qui dort. Toulouse n'était pas qu'effrayée hier, elle était aussi très excitée. Elle roulait même un peu les mécaniques du côté de la place de la Daurade. " On voit beaucoup de têtes qu'on ne voit pas souvent par ici ", disait une boulangère de la rue des Filatiers...

Des Anglais ?

" Non non pas des Anglais. Des jeunes du Mirail et de Bagatelle ( quartiers populaires de la ville ). Sont pas manchots ceux-là non plus, je vous le dis. En tout cas, moi je me suis réservée un vitrier pour demain ! "

" Un vitrier ! s'est étonnée une cliente. C'est pas vrai madame Simone, vous avez retenu un vitrier ? "

" Puisque je vous le dis. C'est mon mari. Pour une fois qu'il a une bonne idée. "

Elle n'aura pas besoin de vitrier, la boulangère. Les hooligans ne se sont pas manifestés, du moins au moment d'écrire ces lignes on ne signalait aucun incident.

Beaucoup de flics hier à Toulouse. Beaucoup en civil. Beaucoup venus d'Angleterre, on les appelle des " spotters ", ils sont déguisés en hooligans et ils désignent les fauteurs de trouble aux flics locaux. Beaucoup d'unités antiémeutes. Grandes manoeuvres dans la ville rose toute la soirée et toute la nuit. Pour quelques ivrognes finalement.

Les hooligans, après Marseille, seraient allés se faire bronzer sur les plages méditerranéennes. Toulouse n'aurait jamais été sur leur feuille de route. Prochain rendez-vous : Lens. Le match contre la Colombie vendredi. On dit aussi qu'ils voulaient laisser retomber l'émotion soulevée par l'incident de Lens. Ce gendarme toujours dans le coma après avoir été frappé à coups de pied par des commando néo-nazis.

J'ai passé la soirée à marcher dans Toulouse avec un confrère anglais qui comme moi n'est pas allé au match. On est venu pour les hooligans. On a attendu les hooligans. On a parlé des hooligans. En attente comme toute la ville. Au fait collègue, que pensent les joueurs Anglais des plus débiles de leurs supporteurs ?

" No comment ", voilà ce qu'ils pensent. L'entraîneur anglais, Glenn Roddle a même ajouté l'autre jour : " On avait un voyou dans notre équipe ( Paul Gascoigne), on l'a renvoyé à la maison ". Là dessus, avec une remarquable inconscience, il a fait le geste de se laver les mains. Pendant que toute la presse anglaise fait le procès de la culture de la violence chez nous, pendant que Tony Blair lui-même s'excuse au nom du peuple anglais, que fait notre entraîneur national ? Il se lave les mains. Et que disent les joueurs ? Rien. No comment.

Que pourraient-ils dire ?

Qu'ils assument. Qu'ils soient concernés au moins. Qu'ils n'attendent pas que l'Angleterre soit à nouveau bannie du football. Et qu'on ait encore l'impression d'avoir été puni injustement. Que cette fois cela vienne d'eux. Qu'ils annoncent qu'à la prochaine manifestation des hooligans, ils rentrent à la maison, parce que c'est simplement indécent de faire du sport dans ces conditions.