Le jeudi 25 juin 1998


Pleure vendredi, rit dimanche
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LENS

C'est l'Abitibi, Lens. On croirait débarquer à Amos. Si vous aimez l'Abitibi, vous aimerez Lens. C'est le Nord. Pas speedé comme Paris. Pas pute comme Marseille. Déjà la Belgique. Si vous aimez la lente application des Belges, leur affabilité, vous aimerez Lens. Ce n'est pas très beau, non. Le décor de Germinal. Les mines de charbon sont fermées, mais les terrils ( ces montagnes formées des déchets de la houille ) sont restées. Elles bossellent bizarrement un paysage qui serait autrement plat, pour ne pas dire plate. On ne va pas à Lens pour le décor. Franchement, je ne vois d autre raison d'aller à Lens que le football... On aime tellement le football à Lens que le stade est plus grand que la ville, 42 000 places, dans le stade, 35 000 habitants dans la ville. Le club local vient de connaître une grande année, champion de France, finaliste de la Coupe. Et son public est reconnu comme le plus fervent de France, le plus joyeux, le plus amical, même quand c'est les Parisiens qui viennent jouer. À Lens, le football, c'est la fête. C'était. Avec le Mondial, c'est devenu un cauchemar. Qui continue demain.

La ville n'est pas encore revenue de la stupeur dans laquelle l'ont plongée quelques centaines de hooligans allemands, qu'elle doit se préparer à l'invasion de 20000 Anglais demain. On parle même de 30000 supporters anglais qui viendront voir leur équipe affronter la Colombie. Il faut savoir que Lens est à moins d'une heure du tunnel sous la Manche, à deux et demie de Londres.

Plusieurs centaines d'Anglais sont arrivés hier. Bien sages. Bien sobres. Ils se promenaient dans la grande rue du village, la rue Basly avec des pancartes écrites en français : " Achetons tickets ".

" Lens sous la terreur ", titrait l'Équipe ce matin. N'exagérons rien. Je n'ai vu personne trembler. Les terrasses étaient pleines, les familles cherchaient l'ombre dans les petits parcs autour du stade, dans les cafés on suivait sur écran géant le match que les Bleus étaient en train de gagner contre les Danois. Et la rue appartenait aux supporters espagnols bien inoffensifs qui affrontaient les Bulgares, bien rares, hier soir à Lens.

Lens réfère ne pas penser à vendredi soir. Lens ne veut pas voir les gardes mobiles et les CRS qui commencent à prendre position dans le quartier de la gare. Espérons, disait, une coiffeuse de la rue Van Pelt, que devant de déploiement de force policière, ils iront faire les imbéciles ailleurs... Par exemple à Arras, ajoute-t-elle, dans un grand éclat de rire. ( Arras est la grande ville rivale, 15 km au sud, snob, riche et belle, où s'arrêtent les touristes.)

Le fond de l'air est un peu triste à Lens, c'est vrai. " Quelque chose est cassé, c'est sûr ", reconnaît cette hôtesse du mondial en service à la gare. " Les Lensois aiment tellement le football, mais n'en parlent guère ces jours-ci. On leur a volé leur fête. Dans les maisons, on parle plus aujourd'hui du gendarme dans le coma que de football, et c'est normal. "

Jean-Pierre Mariel, charcutier-traiteur a tout résumé en me servant mes poireaux vinaigrette : " J'ai mal à ma ville, monsieur. Vivement dimanche qu'on retrouve le plaisir de s'amuser... "

Dimanche, Lens accueillera la France. Dimanche Lens sera la France. D'ici là Lens se croise les doigts.

En attendant le rodéo vendredi soir, en attendant la fête dimanche, on a joué pour rien hier soir à Lens. Juan Carlos 1er, roi des Espagnols, a assisté au vain triomphe des siens devant les Bulgares. Vain parce qu'en même temps, à Toulouse, les très surprenants Paraguayens battaient le Nigeria, et ce sont eux qui viendront à Lens affronter les Français.

On a vu cette chose extraordinaire hier soir à Lens : des Espagnols qui comptaient des buts avec des larmes dans les yeux. À partir du quatrième but, ils se savaient éliminés. Le cinquième et le sixième, ils les ont marqués en pleurant. Ils pleuraient en courant. Ils avaient l'air de courir à leur enterrement.