Le jeudi 25 juin 1998


Les robotcops
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LYON

Si j'ai compati, hier, avec les Espagnols, la veille, j'avais bien aimé, par contre, la victoire de la Norvège contre le Brésil. Même acquise malhonnêtement, sur un penalty imaginaire. Les experts disent que les Norvégiens pratiquent le football le plus ennuyeux du monde, dix défenseurs, dix robotcops rugueux et pour seul attaquant, l'immense Tore André Flo. Alors que le Brésil, oh là là, le Brésil, quels génies du ballon rond... Voulez que je vous dise quelque chose ? Le Brésil est l'équipe la plus chiante du tournoi. Basta le Brésil. La samba c'est même pas vrai. C'est surtout pas vrai qu'ils s'amusent, ils passent leur temps à s'engueuler, à se bouffer le nez. Se prennent tous pour Pelé. J'y reviendrai...

La Norvège donc. La sympathie que je porte aux Norvégiens passe par Egil Olsen, leur coach. Petit génie de l'informatique, homme de lettres, sympathisant communiste, homme d'une grande ouverture d'esprit et pourtant partisan avoué d'un football complètement fermé. Et qui ne se fait pas prier pour l'admettre : " Il faut savoir ce qu'on veut. Gagner, c'est ça ? On veut gagner. Je suis le premier à le déplorer. Je trouve qu'il vaudrait mieux s'amuser, mais ce n'est pas ma faute si le sport emprunte à l'industrie ses modes de production et ses impératifs de profit. Vous ne m'avez pas engagé comme amuseur. Ni comme professeur de philosophie d'ailleurs. Vous m'avez engagé pour gagner. C'est ce que je fais. "

( La Norvège n'a pas perdu un match depuis des siècles ).

FAIRE PIPI DANS LA POCHE DES JOURNALISTES -

La presse anglaise condamne unanimement les hooligans, bien sûr, mais laisse percevoir aussi un certain agacement. Andy Martin, du Independent, raconte que dans le train qui l'emmenait de Paris à Toulouse, son voisin de couchette, un Français, lui a demandé s'il était homosexuel. Comme Andy lui disait non, l'autre a dit : " T'es hooligan. alors ? ". C'était, paraît-il, de l'humour mais Martin ne l'a pas trouvé drôle. " La réputation des Anglais en France est épouvantable, cela tient beaucoup à la violence de nos hooligans, bien sûr, mais un peu aussi, à la bêtise des Français ".

C'est sur un tout autre ton que Stevens Evans, de la BBC, dénonce le nationalisme lié au football anglais : " Je trouve ridicule l'insistance que mettent nos politiciens à dire que les problèmes sont causés par une minorité. La dernière fois que je suis allé dans un stade de football, l'ambiance générale était haineuse, les injures racistes déferlaient de partout, et un jeune homme a essayé de faire pipi dans ma poche ". Shocking.

CARTONS ROUGES -

Dans la liste des équipes nationales en guerre avec leurs journalistes, j'ai oublié la Belgique. " Complètement parano ", disent les confrères belges de l'entraîneur Georges Leekens. Georges-cu, ainsi l'ont-ils surnommé, a posé l'autre jour comme condition à un photographe qui voulait assister à une fête de l'équipe, qu'il lui montre ses photos avant publication. Le photographe s'est exécuté, et le coach a censuré un cliché, qui montrait un joueur ( Oliveira ) trop souriant : " le peuple ne comprendrait pas que celui-là sourit, il n'a pas été très bon samedi ! ".

Dans la liste des joueurs les plus détestés des journalistes européens, après le Stoïtchkov, tout seul sur sa planète - la manchette du journal espagnol Marca, hier : Imbécile Stoïtchkov ! tu nous ennuies avec tes provocations - après le Bulgare donc, le joueur le plus détesté du Mondial serait le gardien italien Gianluca Pagliuca. On dirait chez nous : un hot-dog. Il en met de la moutarde l'animal ! Et paraît-il d'une suffisance...

- Pire que Tomba la bomba ? Que Cippolini le magnifique ?

- Rien à voir. Ceux-là sont des prototypes de l'italien bellâtre, des cas de musée, des monuments nationaux, ils appartiennent à notre folklore. Pagliuca, c'est autre chose. Il pue.

LE DERNIER TRUC GRATUIT -

Dans les déclarations officielles, aussi bien de M. Jospin que de M. Chirac, à propos des émeutes de Lens, il revient souvent que les hooligans sont des lâches qui attaquent par derrière et se mettent à plusieurs pour sauter sur le brave gendarme français, lui ôter son casque et lui cogner la tête sur le bord du trottoir. Une curieuse rhétorique de western, voire de taverne, qui laisse croire que pour MM. Jospin et Chirac, un combat singulier serait acceptable. À la loyale, alors ? Un gendarme contre un hooligan ? Avec un arbitre peut-être ? Celui du match ?

L'incompréhension du pouvoir devant la violence gratuite suscite le même discours moral que sur la drogue, les mêmes étonnements de touriste au Tibet. Ce qui ébahit ici le pouvoir n'est pas la violence elle-même, mais bien qu'elle soit gratuite. La violence des armées, good. La violence des systèmes, il en faut. La violence des mafias, ok. Mais la violence gratuite ? Le pouvoir ne comprend pas.

Ce n'est pourtant pas si compliqué Et si c'était un des derniers trucs gratuits que peuvent faire les jeunes ?