Le vendredi 26 juin 1998


Psychose
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LENS

Venant d'Arras où est mon hôtel, sur quinze kilomètres, j'ai dû passer trois barrages de police pour me rendre à la salle de presse. J'ai dû me pincer pour me souvenir que je couvrais bien un événement sportif. Je me serais plutôt cru en Bosnie.

Lens qui accueille le match Colombie-Angleterre ce soir, Lens est devenue anglaise en quelques heures après-midi. Les locaux ont reflué dans leur tanière, je ne dirais pas qu'ils s'y sont barricadés, mais ils ont au moins tiré les volets et baissé les rideaux de fer devant plusieurs commerces.

Psychose.

Aux terrasses de la place de la gare, des bandes de " supporters ", torses nus, vocifèrent déjà. Ce ne sont pas des hooligans me dit un confrère anglais qui connaît bien la question. Ils nous font un doigt quand même et nous crient des injures. Ils ont des faces poupines, des bedaines de bière et la peau rose et transparente des petits cochons de lait.

À 20 h, la ville s'est mise au régime sec pour les prochaines 24 heures. Ordre de la police, on a rentré aussi les parasols, remplacé les verres par des gobelets en plastique et caché les cendriers.

Des mesures qui ne font pas l'unanimité. " Céder devant la terreur est toujours un mauvais calcul ", dit un restaurateur, qui est resté ouvert. " Mais je vais fermer, ça ne sert à rien, les gens ne sortiront pas, ils ont trop peur... "

La dernière rumeur qui circule sur Internet, particulièrement sur les sites des hooligans : Lens sera le théâtre, dans les prochaines heures, d'un affrontement majeur entre hooligans allemands et anglais. Loin de les dissuader, le grand déploiement policier ajouterait au défi. Au début de la soirée, la police avait déjà arrêté plus d'une centaine de jeunes Anglais, dont deux qui conduisaient un camion-citerne plein de bière...

Il n'y a pas que Lens qui a peur. Lille aussi, Lille surtout devrais-je dire. Lille, c'est la grande ville, à 40 kilomètres au nord de Lens. Par l'Eurostar, le train grande vitesse qui emprunte le tunnel sous la Manche, Lille est à deux heures de Londres. Et comme les hooligans doivent changer de train à Lille pour venir à Lens...

Code rouge à Calais aussi. C'est à Calais qu'arrivent les ferries, qui font la traversée de Douvres. À Calais aussi que débouche le tunnel sous la Manche.

En attendant, c'est Lens qui est en état de siège. Un pharmacien qui descendait le rideau de fer devant la porte de sa pharmacie a lancé aux policiers qui passaient sur le trottoir avec des chiens : " Et dire que tout ça c'est pour un match de foot ! Je n'ai rien vu de semblable depuis la guerre ! "

Les seuls qui ont un petit sourire amusé à Lens, ces jours-ci, ce sont les confrères de la presse colombienne. Ils ont l'air de trouver qu'on s'excite le poil des jambes avec pas grand-chose.

Medellin, tu connais ? m'a demandé mon voisin qui travaille au El Colombiano, le grand quotidien de Medellin...

J'y suis allé oui.

Quand Escobar en était encore le patron ?

Oui.

Puis ?

Puis je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie.

Le collègue n'aurait pas été plus fier si je lui avais dit que Medellin était la plus belle ville du monde.

À chacun ses hooligans.