Le vendredi 26 juin 1998


Souvenir pour un ami
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 98

LENS

Sous les essuie-glace des autos en stationnement, rue de Lille, on trouvait des billets qui disaient : " Achète billets England-Colombie. Bon prix ". Suivait un numéro de téléphone portable. J'ai appelé en disant la vérité.

- Je n'ai pas de billets, je suis journaliste, je voudrais faire une entrevue...

- Fuck you.

J'ai essayé dans la rue. J'arrêtais les crânes rasés. Les anneaux dans les narines. Les tatouages.

- Excusez-moi, vous êtes un hooligan ?

- Même réponse qu'au téléphone. Finalement dans un jardin public, près du stade Bollaert, je suis tombé sur un immense morron en salopette, assis dans l'herbe. À peine débarqué du ferry de Calais. Il a demandé à voir ma passe de journaliste.

- Je te donne une entrevue si tu me trouves-quatre billets.

- J'ai pas de billets. Tu viens de Londres ?

- La banlieue.

- Millwall ?

- Non pas Millwall. Il souriait. ( Millwall, banlieue ouvrière de Londres, est le fief des Bushwackers, les plus dégénérés des hooligans anglais ).

- Tout seul ?

- J'attends trois copains. Sont déjà en France.

- Tu travailles ?

- Oui, je répare les trains. Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Je ne pouvais pas lui dire. C'est à cause d'un collègue de La Presse. Juste avant que je parte, il me dit : " Tu pars pour le Mondial ? Je peux te demander un truc ? Me ramènerais-tu un hooligan ? ". C'est pour ça que je regardais le type en salopette. Celui-là peut-être. Mais je le trouvais vraiment très grand, massif, assez encombrant finalement. Un peu vieux aussi.

- Vous avez plus de 30 ans ?

- Oui, 34.

- Vous n'auriez pas un petit frère ?

- J'en ai deux.

Qu'est-ce t'en penses, Paul ? Deux petits, ça ferait comme un grand. Tu me faxes ta réponse ?

MELTING POT -

La scène se passe au Bar des Places où j'ai déjeuné hier matin. Le patron s'appelle Émile, un gros rougeaud qui parle haut comme dans la chanson d'Aragon. Il y a deux clients debout au zinc, un Noir avec des lunettes qui s'appelle Michel et un Blanc, je ne sais pas comment il s'appelle.

- Tu viens d'où toi, Michel, du Cameroun ?

- Je viens de Dunkerque, Émile. Je te l'ai dit mille fois. Je suis Français comme toi.

- Excuse-moi, ça ne me rentre pas dans la tête. Ça doit être parce que t'es beaucoup Négre. C'est quand même un peu tes copains qui se sont fait sortir du Mondial par l'arbitre, l'autre jour. T'es pas triste pour le Cameroun ?

- Non Émile, je ne suis pas triste. Je m'en fous. Je ne suis pas foot. Et je ne suis pas Africain. Mes parents viennent de la Martinique.

- Oui mais tes ancêtres-ancêtres viennent d'Afrique, tous les Noirs viennent d'Afrique, non ?

- Arrête tes conneries, Émile. Sers-moi un autre demi.

L'autre habitué qui lisait la Voix du Nord, le journal local, prend le relais :

- Écoute ça, Michel : Le Cameroun en colère. Hier à Yaoundé, la capitale du Cameroun, des manifestants ont " cassé " du Blanc aux cris de " blanc magouille, blanc magouille ". T'as compris, Michel ? Ils ont CASSÉ du Blanc. Je te pose la question franchement : tu trouves ça normal de casser du Blanc ?

- Vous me cassez bien les couilles tous les matins depuis au moins cinq ans.

Émile a resservi tout le monde. La conversation est repartie sur le Mondial. Sur les Bleus que rien ne pouvait empêcher maintenant d'aller jusqu'à la finale, " tellement ils sont tout seuls, comme sur un boulevard extérieur à trois heures du matin, un mercredi ", a dit Émile.

Pourquoi un mercredi, j'ai demandé ?

- Parce que c'est pas le jour du marché, c'est le jeudi le jour du marché.

Vous êtes Québécois ? a demandé le Nègre à lunettes.

- Non.

- Belge ? Suisse ? Du Luxembourg ? Roumain ? Juif ?

- Vous ne trouverez jamais. Je suis du Cameroun.

LES ABRICOTS -

À la caisse du Shoppi, la cliente venait de changer d'idée : " Je ne prendrai pas les abricots, ils ne sont pas beaux ". La caissière, après les avoir tâtés à travers le sac : " Vous avez raison madame Pouy, ils ne sont pas beaux. Allez, je vous les déduis. Votre mari va bien ? "

- Il est devant la télé depuis quinze jours ! Le mondial, y'a pu que ça.

- Et vous madame Pouy, le foot ?

- Moi rien du tout. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a onze joueurs de chaque côté, et d'autres qui ne jouent pas, qui sont assis sur un banc et qui font la gueule. Comme dit mon mari pour faire rigoler ma fille et mon gendre, je n'y connais tellement rien que je ne fais pas la différence entre un péno et un pénis. Ah si quand même, je fais la différence, même qu'en ce moment on voit beaucoup plus de pénos...

La caissière pouffe. Madame Pouy, fière de son effet, ramasse son épicerie, y compris les abricots. La cassière l'arrête : " Alors vous les prenez quand même les abricots ? C'est que je vous les ai déduits, moi... "